Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1029

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trop, car j’ai la fièvre depuis deux jours ; la violence de mon imagination est capable de me faire mourir en quatre jours.

« Je suis bien plus à plaindre que je ne l’ai jamais été. Il est affreux d’avoir à me plaindre de lui ; c’est un supplice que j’ignorais. S’il vous reste encore quelque pitié pour moi, écrivez-lui ; il ne voudra point rougir à vos yeux ; je vous le demande à genoux.

« …. Si vous aviez vu sa dernière lettre ! elle est signée et il m’appelle madame ! C’est une disparate si singulière, que la tête m’en a tourné de douleur.

« M. du Châtelet me persécute pour aller en Lorraine au mariage de Mme la princesse, mais je n’en veux rien faire : une noce et une cour me désoleraient. L’endroit où j’ai vu votre ami est le seul que je puisse habiter… »


Et en finissant :

« Ses lauriers le suivent partout, mais à quoi lui sert tant de gloire ? un bonheur obscur vaudrait bien mieux. O vanas hominum mentes ! ô pectora coeca ! Vale, et me ama et ignosce.


Ici s’interrompt cette correspondance avec M. d’Argental ; nous la retrouverons trois ans plus tard. Ces fragmens ont suffi pour initier le lecteur à ce qu’était l’amour de Mme du Châtelet pour Voltaire ; quel dévouement ! quel oubli d’elle-même ! quelle préoccupation incessante de l’être aimé ! Elle tremble pour sa santé, pour son repos, pour sa réputation ; elle songe même à satisfaire ses faiblesses littéraires ; c’est bien là un cœur de femme, c’est un de ces cœurs que l’égoïsme de Mme du Deffant était incapable de comprendre[1]. Les fragmens de ces lettres font revivre Mme du Châtelet telle qu’elle fut. Dans une correspondance intime, on se découvre bien mieux que dans des mémoires où l’on pose presque toujours pour la postérité.

Après quelques mois de séjour en Hollande, Voltaire revient à Cirey, et tous les tourmens de Mme du Châtelet font place au bonheur. Les trois plus belles années de cette liaison, qui dura près de quinze ans, s’écoulèrent de 1735 à 1738. Durant ces trois ans, leur amour fut sincère et parfait ; non-seulement les vers plus émus de Voltaire en font foi, mais, dans sa correspondance à la date de ces années,

  1. « Émilie, dit Mme du Deffant dans un portrait satirique qu’elle a tracé de Mme du Châtelet, travaille avec tant de soins à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet. Elle est née avec assez d’esprit ; le désir de paraître en avoir davantage lui a fait préférer l’étude des sciences abstraites aux connaissances agréables. Elle croit, par cette singularité, parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes, etc. »