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brouillés. Le pauvre roi avait tous les jours bien de la peine, au sortir de la messe, à rapatrier sa maîtresse et son confesseur.

« Enfin notre jésuite, ayant entendu parler de Mme du Châtelet, qui était très bien faite et encore assez belle, imagina de la substituer à Mme de Boufflers. Stanislas se mêlait quelquefois de faire d’assez mauvais petits ouvrages ; Menou crut qu’une femme auteur réussirait mieux qu’une autre auprès de lui, et le voilà qui vient à Cirey pour ourdir cette belle trame. Il cajole Mme du Châtelet, et nous dit que le roi Stanislas sera enchanté de nous voir. Il retourne dire au roi que nous brûlons d’envie de venir lui faire notre cour. Stanislas recommande à Mme de Boufflers de nous amener.

« Et en effet, nous allâmes à Lunéville. Il arriva tout le contraire de ce que voulait le révérend père. Nous nous attachâmes à Mme de Boufflers, et le jésuite eut deux femmes à combattre. »


C’est à Lunéville que Mme du Châtelet vit pour la première fois Saint-Lambert, beau, froid, ayant de grandes manières et l’esprit du monde. Écrivain correct et poète médiocre, Saint-Lambert ne doit de nos jours un reste de célébrité qu’à l’amour de deux femmes[1] qui ont pu le préférer aux deux plus grandes renommées du XVIIIe siècle, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. A l’époque où Mme du Châtelet arriva à Lunéville, Saint-Lambert avait trente-trois ans, huit ans de moins que la marquise, et vingt ans de moins que Voltaire. Il était alors capitaine au régiment des gardes lorraines, et attaché à la cour du roi Stanislas. Il s’était d’abord occupé de la marquise de Boufflers, dont le roi était fort jaloux ; mais la contrainte excessive qu’il devait s’imposer pour se rendre auprès d’elle le disposa à tenter auprès de Mme du Châtelet une séduction qui pour lui ne fut qu’un plaisir calculé. Pour elle, ce sentiment devint une passion sérieuse, la dernière, la plus ardente de sa vie. Mme du Châtelet était belle encore, mais touchait à cet âge où l’amour semble nous échapper et où quelques femmes s’y rattachent avec délire. C’est une étude curieuse et triste que cette lutte d’un cœur qui veut ressaisir les passions de la jeunesse et qui y parvient un instant à force de dévouement, d’exaltation, de sensibilité vraie, de douloureuse tendresse. La femme ramasse alors pour ainsi dire tous ses trésors de sentiment et les prodigue à l’homme qu’elle aime, et pour qui tant d’amour ne compose souvent qu’une distraction passagère.

Depuis long-temps Mme du Châtelet n’avait plus d’amour pour Voltaire. Nous avons vu après quelles altérations successives ce sentiment s’était détruit, ou plutôt transformé en amitié. Le vide s’était fait

  1. Mme du Châtelet et Mme d’Houdetot.