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lentement dans son cœur ; quand Saint-Lambert se montra, la place était libre. L’amour-propre de Voltaire fut blessé à la découverte de cette passion nouvelle, mais son cœur ne fut pas atteint. Il resta stoïquement l’ami de Mme du Châtelet et de Saint-Lambert. Celui-ci mettait un soin extrême à flatter le grand homme ; il lui prodiguait cet encens banal par lequel Voltaire se laissait trop facilement enivrer. C’était là le petit côté de ce grand esprit. Saint-Lambert divinisait le poète et lui enlevait Émilie. La satisfaction de la vanité était un baume pour la blessure du cœur, si tant est que le cœur saignât. Les vers suivans, adressés à cette époque par Voltaire à Saint-Lambert, annoncent une résignation exempte de douleur :

Tandis qu’au-dessus de la terre,
Des aquilons et du tonnerre,
La belle amante de Newton
Dans les routes de la lumière
Conduit le char de Phaéton,
Sans verser dans cette carrière ;
Nous attendons paisiblement,
Près de l’onde castalienne,
Que notre héroïne revienne
De son voyage au firmament.
Et nous assemblons pour lui plaire,
Dans ces vallons et dans ces bois,
Les fleurs dont Horace autrefois
Faisait des bouquets pour Glycère.
Saint-Lambert, ce n’est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses ;
C’est ta main qui cueille les roses,
Et les épines sont pour moi.


Seule, Mme du Châtelet prenait au sérieux cet amour, seule elle en était véritablement émue ; elle aimait avec l’ardeur désespérée d’une dernière passion. Pour comprendre la puissance du sentiment qu’elle éprouvait, il faut avoir lu ses lettres à Saint-Lambert[1] lettres encore toutes parfumées d’ambre et écrites sur les papiers élégans de l’époque, entourés de petits filets verts ou roses. Tantôt c’est un court billet ne renfermant que ces mots : « Venez, je vous adore, je vous attends ! » Tantôt ce sont de longues pages où sa passion éperdue cherche en vain à enflammer un cœur presque indifférent. Un jour, tremblant

  1. Ces lettres font partie de la collection de M. Feuillet de Couches.