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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1054

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à revenir à Lunéville. La petite cour de Stanislas s’anima de nouveau à leur arrivée. Mme du Châtelet, malgré son état de souffrance, y joua Nanine. Elle avait retrouvé Saint-Lambert ; le lien secret qui l’unissait à lui augmentait encore sa passion, et, tour à tour heureuse et affligée de cet amour, elle s’abandonnait aux plaisirs, aux larmes, à la réflexion, au travail. Elle avait quarante-trois ans ; à cet âge, l’idée de devenir mère l’alarmait. Poursuivie par le triste pressentiment de sa fin prochaine, elle passait les nuits pour terminer ses commentaires de Newton. Elle disait à Saint-Lambert : « Il n’y avait aucune nécessité à ce que j’entreprisse cet ouvrage, mais puisque je l’ai commencé, il faut que je l’achève. » Un soir, presque au terme de sa grossesse, elle lui écrivait :


« Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi quand vous êtes parti m’impatientait ! que mon cœur avait de choses à vous dire ! Vous m’avez traitée bien cruellement, vous ne m’avez pas regardée une seule fois ; je sais bien que je dois encore vous en remercier, que c’est décence, discrétion, mais je n’en ai pas moins senti la privation ; je suis accoutumée à lire à tous les instans de ma vie dans vos yeux charmans que vous êtes occupé de moi, que vous n’aimez ; je les cherche partout, et assurément je ne trouve rien qui leur ressemble ; les miens n’ont plus rien à regarder. Je suis d’une impatience extrême de savoir si vous monterez la garde demain ?…. Songez que si vous montez la garde demain, je puis vous revoir lundi, songez qu’un jour est tout pour moi, et je n’ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car je les condamne, mais un jour passé avec vous vaut mieux qu’une éternité sans vous. Je ferai mon possible pour n’avoir pas d’humeur ce soir ; mais comment ferais-je pour qu’on ne s’aperçoive pas de l’inquiétude et du malaise de mon ame, car c’est le mot qui peut rendre mon état. Ne jugez point de moi par ce que j’ai été, je ne voulais pas vous aimer à cet excès, mais à présent que je vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous ne m’aimez pas moins, si mes torts n’ont pas affaibli cet amour charmant sans lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu’il n’existe personne d’aussi heureuse que moi, mais je vous avoue que je le crains. Rassurez-moi, mon cœur en a besoin ; la moindre diminution dans vos sentimens me déchirerait de remords, je croirais toujours que ç’a été ma faute, que sans Paris vous auriez toujours été le même. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m’avez faits en voulant me quitter, et que la crainte de ces grenadiers[1], m’ont assez punie ; je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux si vous pouvez m’aimer encore comme vous m’avez aimée. Je n’ai rien trouvé de mieux à vous envoyer que

  1. Saint-Lambert avait songé à entrer dans le service actif en achetant un régiment de grenadiers.