Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1093

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fierté. Le ministre ne lui rendit pas sa visite, mais lui fit dire de venir ; l’agent anglais refusa d’obéir. Ces insultes concertées entre le visir et son maître furent au comble lorsque Mahzoum-Berde-Reiss, accourant chez le colonel, l’interpella par cette véhémente apostrophe : « Savez-vous bien que j’ai écrasé tous les ennemis de l’émir ! — Je suis charmé d’apprendre, répondit Stoddart avec une ironie assez déplacée, que l’émir n’a plus d’ennemis. »

Après avoir ainsi débuté, on poursuivit de même des deux côtés. Le premier jour du ramazan, le colonel reçut l’injonction de se rendre à pied au Registan, grande place de Bokhara, où l’émir, qui voulait lui parler, devait l’envoyer prendre. Stoddart s’y refusa encore, répondit qu’il irait à cheval, que la force seule pourrait l’en faire descendre, et qu’il se conduirait à Bokhara exactement comme à Londres. Cette résolution parut exorbitante à Nassr-Oullah, déjà si mal disposé ; un chrétien ou un juif ne peuvent se montrer à cheval dans Bokhara, ni un autre que le roi lui-même dans la place du Registan. On envoya cependant dire à l’Anglais qu’il pouvait agir à son gré, et cet officier européen, en grand uniforme, caracola dans le Registan, au grand scandale de la population ébahie. Ce fut pis lorsque, le bruit des trompettes et le piaffement des chevaux ayant annoncé le cortége de Nassr-Oullah, l’officier anglais, au lieu de mettre pied à terre, s’affermit sur sa selle, et se contenta d’exécuter le salut militaire, en portant la main à son chapeau d’ordonnance. L’émir, se voyant bravé publiquement, arrêta sur le colonel un fixe et long regard, ne prononça pas un mot et passa. Quelques minutes après, un maharam ou chambellan vint de la part de Nassr-Oullah lui demander « pourquoi il n’avait pas mis pied à terre devant le roi. — Ce n’est pas la coutume de mon pays. — Mais c’est la nôtre. — Je ne puis agir autrement. — C’est bien ; l’émir est satisfait, et vous invite à vous rendre immédiatement à son palais. »

Ce n’était pas ainsi que le spirituel Alexandre Burnes avait préparé son entrée chez le roi de Bokhara ; il s’était fait précéder par une lettre orientale, qui demandait pour le voyageur protection et asile à ce magnifique roi, « citadelle des croyans, tour de l’islam, perle de la foi, étoile de la religion, dispensateur de l’équité, colonne des fidèles. Comment Alexandre Burnes, sans caractère officiel, avait-il réussi à Bokhara, s’y était-il fait des amis, avait-il échappé à tous les dangers ? En respectant la bigoterie du pays, en se conformant à ce puritanisme sans égal, à cet amour chinois des formules, à cette sévérité extérieure et hypocrite. Tous les obstacles s’étaient aplanis devant lui. Il