Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1095

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la compagnie des Indes ; le khan et son visir profitèrent de ces circonstances, et, deux jours après, le colonel reçut l’intimation d’aller à l’instant même chez le visir. Il se hâta d’obéir, par une complaisance assez peu explicable, car l’heure était indue, et il avait refusé précédemment de se rendre à une injonction pareille.

C’était le soir. Le colonel, en entrant chez Mazhoum, vit douze hommes armés qui stationnaient dans l’antichambre du reiss : ils se jetèrent tous à la fois sur lui, le renversèrent et le garrottèrent avec des cordes. Comme il était ainsi par terre, pieds et poings liés, le visir parut, un yataghan nu à la main, et s’élança vers le colonel : « Que Dieu vous pardonne vos péchés ! » s’écria l’Anglais, qui pensait que son dernier moment était venu. Alors Mazhoum Berde, le regard étincelant et la bouche écumante, dirigeant vers la poitrine de Stoddart la pointe de sa lame, se mit à l’accabler d’invectives : « Misérable espion ! écume de la terre ! tu viens donc ici de la part de tes maîtres anglais pour acheter Bokhara comme ils ont acheté Kaboul ! Tu n’y réussiras pas ; je te tuerai ! » Et il appuyait le yataghan sur le sein de Stoddart, dont l’œil immobile restait fixé sur l’œil furieux du visir. Cette scène dura quelques minutes, et soit que l’impassible contenance de la victime arrêtât le bras du bourreau, soit, ce qui est plus probable, que cet appareil fût concerté entre Mazhoum et le roi, le visir tout à coup dit à ses serviteurs : « Qu’on l’emporte ! » La pluie tombait à torrens ; ces hommes, armés de torches et gardant un profond silence, l’emportèrent comme un cadavre, à travers les rues désertes, tantôt le laissant tomber sur les pierres, tantôt secouant rudement ses membres brisés. Quelquefois ils s’arrêtaient, et ces visages farouches le contemplaient en riant. « Achevez-moi tout de suite ! leur criait-il ; par pitié, achevez-moi ! Ne prolongez pas mes tortures. » L’un d’eux, l’éclairant de plus près de sa torche, se baissa vers lui comme il était étendu par terre et immobile : « Certes, tu es un démon ou un sorcier, lui dit-il ; tu sais d’avance qu’on ne te fera pas mourir. Si tu n’étais qu’un homme, tu aurais eu peur. » On le traîna encore pendant quelque temps à travers la ville ; enfin on le jeta dans une chambre obscure, tout garrotté comme il était, et l’on ferma la porte avec des verroux. Il avait passé deux heures dans ce cachot, seul, étendu sur un plancher humide, quand la porte s’ouvrit ; des lumières parurent, quelques serviteurs entrèrent, précédant un homme enveloppé des pieds à la tête de draperies de laine, qui ne laissaient apercevoir que ses yeux. Ce personnage voilé s’accroupit sur un divan placé à l’extrémité de la salle, et les lumières