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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1097

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furent les paroles de cet homme héroïque, épuisé par son séjour dans un cachot malsain, et qui voyait la mort de si près. Le khan détacha de ses propres épaules la pelisse de fourrures noires qui le couvrait, en revêtit le colonel Stoddart, et, ordonnant qu’on le plaçât sur un cheval, lui fit traverser en triomphe les rues de sa capitale. Revenu à la santé, le premier acte public de Stoddart fut de se proclamer hautement chrétien et de protester contre une abjuration que la violence seule lui avait arrachée. L’imprudence de cette conduite avait quelque chose de si grand, cette énergique opiniâtreté témoignait d’une force d’ame si peu commune, que Nassr-Oullah, Mazhoum, Mirîe-Schaab et la population elle-même furent comme vaincus ; on le traita honorablement, on lui dit qu’on l’avait pris pour un espion et traité comme tel ; il fut admis à faire sa cour à l’émir, et reçut de ce barbare des marques de bienveillance.

Il y avait à ce singulier changement divers motifs : d’abord les succès des armes anglaises dans le Kaboul et l’Afghanistan devenaient menaçans pour l’émir ; puis ce dernier voulait faire sentir sa munificence après avoir fait peser sa tyrannie ; enfin il avait conçu l’espoir de s’attacher, comme l’avait fait Rundjet-Singh, un de ces Européens, « Frandgis ou Feringhis, » si puissans dans les arts et la diplomatie, si habiles à organiser une armée, et qui semblent amener partout le succès avec eux. Caressé et fêté à Bokhara, bien que son retour au christianisme l’exposât quelquefois aux avanies de la populace, le colonel, logé dans le palais, captif dans les murs de la ville, fut soumis tour à tour à la surveillance d’un noble ou naïb avide d’argent nommé Abd-Oul-Samet-Khan, et du maître-d’hôtel de la maison royale, qui s’appelait Abdoul-Halyk. Stoddart tomba malade d’une fièvre typhoïde ; le khan lui envoya son propre médecin, qui lui sauva la vie. Sur le point de faire partir une ambassade qui se rendait près du tsar, Nassr-Oullah offrit au colonel d’accompagner cette ambassade jusqu’à Saint-Pétersbourg, et de se charger d’une mission particulière. Une fois à Orembourg, et parvenu à la frontière de Russie, il dépendait du colonel de se mettre sous la protection des Russes et d’échapper pour toujours à Nassr-Oullah. Stoddart refusa ; « son gouvernement, disait-il, ne lui avait pas encore intimé l’ordre de quitter Bokhara. » Jamais le sentiment du devoir militaire ne fut poussé jusqu’à un scrupule plus étonnant. Stoddart devait penser que les distances, la guerre flagrante, l’état politique de l’Asie centrale, rendaient les communications presque impossibles ; la dépêche attendue