Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1098

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait ne jamais venir, et cette obstination renouvelait les soupçons conçus contre son espionnage. En effet, les colères du barbare se réveillèrent après le refus de Stoddart ; à deux reprises, on le conduisit dans une prison, moins dure que la première, et d’où on le tira bientôt. Il ne se laissa pas épouvanter. C’était un soldat qui restait à son poste sous les balles ; la sentinelle, n’étant pas relevée, ne bougeait pas.

Lorsque reparaissaient les ombrages de Nassr-Oullah, le naïb qui surveillait Stoddart recevait l’ordre de l’empoisonner ; l’Anglais marchandait sa vie, et ne réussissait à la conserver qu’en flattant la cupidité du naïb et lui faisant espérer une grosse rançon. D’autres fois, l’émir, revenant à des sentimens meilleurs, lui faisait porter du tabac et des pelisses, essayait de le capter, et le priait de réparer le tain de ses glaces, de lui fabriquer un thermomètre et « des chandelles brûlant sans fumée. » Stoddart aurait pu tirer grand parti de ces dispositions s’il avait eu autant d’adresse que de hardiesse et de piété.

Cependant les évènemens extérieurs, s’avançant vers le dénouement de 1841, qui couvrit de cadavres anglais les défilés de l’Afghanistan, rendaient la situation de l’agent britannique de plus en plus inquiétante. A l’instigation des Anglais, on le croyait du moins, la guerre avait éclaté entre Nassr-Oullah et l’un des petits rois ses voisins Mohammed-Ali. Le sultan de Constantinople, reconnu pour chef spirituel de tout l’islam, écrivait au khan de Bokhara qu’il eût à relâcher son captif ; les Russes eux-mêmes, dont une ambassade allait arriver de Saint-Pétersbourg, demandaient, selon les us et coutumes chevaleresques de cette lutte entre diplomates, la mise en liberté de Stoddart, et le khan de Khiva, pressé par le colonel Abbott, la réclamait de son côté. Harcelé par ces influences, preuve de la puissance anglaise, et ne sachant comment y échapper, le despote devint furieux. Il répondit au sultan qu’il obéirait, pourvu que la reine d’Angleterre restât son amie et ne lui en voulût pas ; — au cabinet de Saint-Pétersbourg, que le prisonnier n’était qu’un voyageur sans caractère officiel, — et à son confrère de Khiva par ces paroles bizarres : « Vous avez un Anglais, et moi j’en ai un. Pourquoi voulez-vous me prendre le mien ? » Puis il partit pour guerroyer contre les Kokaniens.

La mission russe à Bokhara rencontra dans cette ville l’agent anglais, et s’empressa de lui donner protection. Plusieurs lettres qu’il avait écrites à ses amis, portées les unes par des Kourdes qui les cousaient dans un pan de leur robe, les autres par des juifs ou des Persans que gagnait l’appât de l’argent, étaient parvenues à leur destination ;