Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avez laissée ni à Youssouf (un des serviteurs de Stoddart), qui était de votre foi, ni à Stoddart qui embrassa le mahométisme quelque temps. Je ne serai pas renégat ; tuez-moi ! » Il tendit le cou, sa tête tomba ; on plaça ces deux hommes courageux dans des fosses que l’on venait de creuser sous leurs yeux. Akounzadeh, dépouillé de tout ce qu’il avait apporté, recueilli par un bon négociant bokhare qui le prit dans sa maison, se hâta de quitter la ville sans bruit et à pied, s’égara dans les steppes, et revint à Hérat exténué.

Cependant les Anglais, dont les communications avec Bokhara étaient coupées, ne savaient rien de tout cela ; ils se préparaient à tirer une vengeance éclatante de leurs désastres chez les Afghans, et la préoccupation du cabinet britannique comme des autorités de l’Inde anglaise se concentrait sur ce point redoutable. La destinée des deux malheureux voyageurs était inconnue, et lorsque le gouverneur-général, en annonçant ses triomphes et la punition des Afghans, réclama les agens de l’Angleterre, Bokhara n’avait plus que leurs cadavres.

Il y a dans cette triste affaire autant de malheurs que de fautes. Il ne paraît pas que le choix de ce soldat honnête et puritain, le colonel Stoddart, fût approprié à une mission qui demandait le tact le plus délié et l’observation exacte des coutumes adoptées par un peuple qui les prend pour la seule vertu. Après la mauvaise réception de Stoddart, son rappel immédiat et impératif devenait nécessaire. Le voyage du généreux Conolly, qui vint se jeter hardiment dans la gueule du même tigre, ne témoigne pas plus de prudence. C’est sous ce rapport et surtout dans les premières phases de ce triste et curieux drame que l’humanité et la politique peuvent accuser les autorités anglaises d’avoir trop peu ménagé la vie et la sûreté de leurs agens. Ces prémisses posées, le reste des faits s’enchaînait par une suite de conséquences inévitables, et, contre l’opinion du capitaine Grover, les plus pressantes réclamations et les menaces les plus vives n’auraient fait que convaincre de l’importance de sa capture ce barbare acculé au bout du monde et sûr de sa position.

Quand le meurtre des deux officiers fut connu, le gouvernement anglais se trouva fort embarrassé, et l’est encore. Pour attaquer avec quelque chance de succès et punir Nassr-Oullah, une armée considérable devait marcher ; elle laissait derrière elle les Sicks, les Afghans, et tous les bandits de la rive gauche de l’Indus ; elle trouvait en face, une fois parvenue à Bokhara, les avant-postes de la Russie, les Kozacks des steppes, le Thibet, la Perse, Khiva et le Kokan, forcés de faire cause commune avec le roi des Bokhares ; une contrée aussi