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du pamphlet et du journal, manque de la gravité convenable et de la dignité nécessaire. Un critique anglais se plaignait récemment du style décousu et emphatique qui envahit l’Europe entière : « Diction vague et flottante, dit-il fort bien, tantôt rampante, tantôt dans les nues, toujours facile et redondante, et qui, des vastes pages du journal quotidien, s’est répandue, comme les flots du déluge, sur le roman, le poème, la dissertation, le voyage et le pamphlet. » Il y a plus de dix ans que nous avions prédit, dans ce recueil même, cette destruction de l’originalité et de la concentration du style, résultat inévitable des nouvelles mœurs. Le livre du capitaine Grover est malheureusement écrit selon cette recette que nous appellerions volontiers le style-moniteur, style qu’il faut repousser des domaines plus sévères, et qui n’a pu que nuire à la gravité de ses réclamations.

Pour nous, sans prendre parti pour ou contre les ministres anglais, nous n’avons voulu qu’exposer simplement cette lointaine et récente histoire, qui a donné lieu à quelques beaux développemens du caractère humain. Les Russes MM. de Boutenieff et Perowsky, l’Asiatique Akounzadeh, le missionnaire Wolff, le capitaine Grover, jouent dans ce drame d’honorables rôles, souvent à leur propre péril. On aurait tort de juger Conolly et Stoddart comme des agens vulgaires ; ils ont agrandi, dans ces régions inconnues, que l’Europe finira par couvrir du flot de ses idées et de ses mœurs, la trouée nécessaire à la civilisation de l’avenir. Quant au mouvement suscité par le capitaine Grover en faveur des pauvres officiers tués à Bokhara, il soulève une question importante ; ces réclamations, même exagérées dans leur violence, ont cet avantage, d’apprendre à ceux qui commandent qu’il faut ménager la vie des hommes et protéger ceux qu’ils emploient. C’est un utile obstacle opposé à cette politique qui sacrifie sans pitié l’humanité à ses desseins. Ni les gouvernemens, ni les hommes n’ont le droit d’abuser de l’héroïsme ; quiconque veut trouver toujours des agens dévoués doit se dévouer à eux.


PHILARÈTE CHASLES.