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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1128

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l’étrange partage qui s’est fait entre nos simples ruisseaux et nos rivières. Dès long-temps on a établi en France une distinction profonde entre les cours d’eau navigables ou flottables et ceux qui ne le sont pas, distinction fausse, selon nous, car il n’y a si petit cours d’eau qui, pourvu que l’alimentation en soit régulière et constante, ne puisse devenir parfaitement navigable à l’aide de barrages bien établis. Combien de ces cours soi-disant innavigables qui charrient un volume d’eau suffisant pour entretenir à la fois plusieurs canaux ! Qu’on jette par exemple les yeux sur l’Aa, dans la partie qui précède Saint-Omer, sur l’Essonne, qui se décharge dans la Seine à Corbeil, sur l’Huisne, qui se jette dans la Sarthe près du Mans, sur la Nive[1], qui se jette dans l’Adour à Bayonne. Par une conséquence plus ou moins juste de cette distinction abusive, on a décidé que les cours d’eau navigables ou flottables seraient réservés comme propriété de l’état, pendant que les autres seraient abandonnés aux propriétaires des terres qu’ils traversent. Qu’est-il arrivé ? D’une part, l’état, avec cette suprême négligence qui lui est propre, a laissé les belles voies d’eau qui lui appartiennent en souffrance, autorisant seulement çà et là, sans trop y prendre garde, des travaux mal conçus, qui en aggravent tous les désordres. Et quant aux propriétaires des cours d’eau réputés non navigables, ne pouvant, isolés qu’ils sont et privés de moyens réguliers de s’entendre, entreprendre ou exécuter aucun travail d’ensemble, ils se sont contentés de barrer, chacun pour son compte, la partie du ruisseau qui leur appartient, de manière à créer une chute d’eau pour leur usage. De là un double mal. D’abord, c’est en général sur des ruisseaux de ce genre que sont établies celles de nos usines qui se servent de moteurs hydrauliques, inconvénient grave, dont notre régime industriel se ressent. Qui ne voit en effet que ces usines sont là hors de leur place, hors de leur sphère, perdues qu’elles sont sur des ruisseaux solitaires, loin des centres d’activité et des moyens réguliers de communication ? Dans un pays tel que la France, où le charbon est

  1. La Nive, quoique barrée, ne laisse pas d’être jusqu’à un certain point navigable ; grace à des coupures faites dans les barrages. Elle est fréquentée par de petits bateaux ou chalands, très allongés, très minces, dont la pointe se relève par devant, à peu près comme les patins des patineurs, afin qu’ils ne soient pas exposés à plonger en descendant les nasses. A chaque coupure de barrage, on a établi une sorte de petit chemin de halage, en forme d’estacade en bois, dont on se sert pour faire remonter les bateaux au retour. C’est, comme on le voit, une navigation fort imparfaite, et qui met à l’épreuve l’adresse connue des bateliers basques. Elle n’est pourtant pas sans intérêt. Par là descend des Pyrénées vers Bayonne le kaolin, qui alimente nos fabriques de porcelaine.