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France ! Nous ne croyons pas, quant à nous, que la France soit disposée à se laisser gouverner par des millions. Dans tous les cas, à défaut de notre dignité morale et de nos lumières, le code civil est là pour nous protéger contre les excès de la puissance industrielle. Si les chemins de fer, à Dieu ne plaise, devaient créer parmi nous une aristocratie financière, la loi des successions et la concurrence commerciale nous en auraient bientôt délivrés.

Du reste, il est assez singulier que l’on attaque si vivement aujourd’hui les compagnies, lorsqu’on a rendu leur concours inévitable, en repoussant l’initiative et la prépondérance du gouvernement dans l’établissement des chemins de fer. Nous avons toujours pensé, pour notre compte, que les grandes lignes, comme celles du Nord, de Lyon, de Strasbourg, pourraient devenir entre les mains de certaines notabilités industrielles, sinon l’élément d’une puissance aristocratique, devenue désormais impossible, du moins un instrument de force et d’influence digne d’être remarqué. Aussi nous aurions voulu remettre cette force entre les mains de l’état. Les chemins de fer étant une œuvre de civilisation, un bienfait pour la société, nous aurions voulu que l’état eût le mérite de ce bienfait, et qu’il s’attirât, en l’octroyant lui-même, la reconnaissance des populations ; mais les chambres en ont décidé autrement. Les préventions démocratiques, secondées par les dissensions parlementaires et par les incertitudes du pouvoir, ont enlevé à l’état ce moyen d’influence pour le livrer à des compagnies. Dès-lors que reste-t-il à faire ? Quel est le devoir de tous les gens sensés ? Continuer la lutte contre les compagnies, ce serait compromettre le succès de nos grandes lignes et nous exposer à la risée de l’Europe. Il vaut mieux, dans l’intérêt du pays, encourager les compagnies sérieuses et seconder franchement le pouvoir dans l’application du système adopté par les chambres.

La fusion qui s’est opérée entre les compagnies rivales a été l’objet des plus vives récriminations. On a dit que cette fusion était une violation du principe de concurrence. Nous ne dirons pas que ce principe ait été rigoureusement respecté ; néanmoins, tous les gens de bonne foi conviendront que les termes de la loi n’ont pas été violés, et que l’on a suivi, dans cette circonstance, la marche la plus sensée et la plus profitable à l’intérêt général. Une lutte violente entre des compagnies d’une force inégale, mais également passionnées, et résolues à se livrer un combat désespéré le jour de l’adjudication, eût été pour la ligne principale du Nord une épreuve trop redoutable. Le chemin du Nord eût pu périr dans cet aveugle conflit, et ce premier choc eût porté à nos grandes lignes un coup désastreux. On a donc eu raison de part et d’autre d’épargner à la ligne du Nord un si grand danger. D’ailleurs, les transactions qui ont eu lieu sous l’inspiration visible du gouvernement n’ont rien eu de contraire à l’intérêt de l’état. Au moyen du maximum de jouissance déterminé par les chambres, et du rabais laissé à la discrétion du ministre responsable, l’état est resté suffisamment armé devant la compagnie puissante qui s’est présentée seule à l’adjudication. En un mot, on