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se traitant lui-même comme une divinité grecque, s’intitula Métastase. On suit avec joie Franklin en Angleterre, Bernardin de Saint-Pierre en Russie, l’abbé Casti à la cour de l’empereur Joseph, et jusqu’à ce triste et sauvage bouffon de Lamettrie dans le palais de Sans-Souci ; les actrices, Mlle Duthé ou Mlle Arnould, ont leur petit coin agréable dans cette vaste scène, et aussi les abbés de cour ou de sacristie. On va jusqu’à lire le journal de Bachaumont, réservoir où tombaient pour s’y distiller goutte à goutte les moindres bruits de la ville, et ces sévères mémoires du lugubre chansonnier Collé, et les immorales vertus de Mme d’Épinay, et le cynisme vénitien de Casanova, qui traînait partout ses habitudes de mauvais lieu, et les mémoires de Goethe s’étudiant, comme on étudie un mythe, avec un profond respect pour lui-même.

Une matière si usée et si triviale en apparence n’a donc rien perdu de sa verdeur. Moins ces hommes étaient faits comme nous, plus nous cherchons à les connaître ; nous voulons entrer dans leur familiarité intime. Nous autres bourgeois, qu’un habit brodé émerveille, nous nous jetons dans cette cohue de marquis et de duchesses ; le tapage et l’éclat récréent fort nos esprits, et notre ennui s’en trouve bien ; cela nous arrache à la monotone adoration des machines et du gain qui nous possède. Sans vouloir courir les mêmes dangers que nos pères, les scènes auxquelles leur turbulence a pris part nous réjouissent ; nous admirons même leurs faiblesses. Ne dirait-on pas que c’est là notre âge héroïque et romanesque ? Nous nous ennuyons, ils s’amusaient ; nous appliquons, ils inventaient. Notre timidité développe leurs découvertes ; leur audace se lançait dans les entreprises inconnues, et courait les hasards de la théorie, nous laissant la prosaïque utilité de l’application. Ces forces physiques que nous employons avec prudence dans l’intérêt de notre bien-être, et dont nous faisons de l’or et du pouvoir, — et les gaz, et l’électricité, — Spallanzani, Franklin, Watt, Galvani, Priestley, Lavoisier, les ont arrachées à la nature domptée. Ce siècle de fécondité et de destruction qui nous a précédés est pour notre époque de réparation et d’économie comme un temps de magie extraordinaire, qui nous inspire une curiosité toujours insatiable et toujours nouvelle ; car il possède le secret encore inexpliqué de notre présent et de l’avenir.

Une portion de ce sujet immense est encore à peu près vierge, et ce n’est pas la moins curieuse : je veux parler des jugemens partiels portés sur chaque nation, pendant le XVIIIe siècle, par les voyageurs ou les étrangers. Leur vue était plus nette, leurs impressions étaient