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gai, le pur chansonnier sans calcul, sans arrière-pensée, dans toute sa verve et sa rondeur ; à ce titre, il demeure original et ne saurait mourir.

Desaugiers, dans son Hymne à la Gaieté, a dit :

Il n’est donné qu’à la vertu
D’éprouver ton heureux délire.


Je n’oserais affirmer que la vertu et la gaieté se tiennent si étroitement ; la gaieté naît avant tout d’un tempérament heureusement mélangé par la nature ; mais il faut aussi que ce tempérament ne soit pas altéré de bonne heure par des habitudes sociales et des influences factices trop contraires. La gaieté annonce d’ordinaire un fonds pur, non tourmenté, non compliqué. Ce qui nuit le plus à la gaieté dans notre genre de vie actuel, c’est la complication en toute chose, c’est le harcellement et l’aiguillon, l’inquiétude dans la vie matérielle comme dans celle de l’imagination et de l’intelligence. Les plus nobles préoccupations sont promptes à l’étouffer, à la tarir jusque dans sa source. Il n’est pas exagéré de dire que, chez les modernes, l’ivresse elle-même a changé de caractère, et qu’elle n’engendre plus la même disposition d’oubli qu’autrefois. Voyez l’éloge qu’ont fait du vin d’éloquens écrivains de nos jours. Je viens de relire la dixième des Lettres d’un Voyageur, par George Sand, où se trouve cet hymne enthousiaste : « A Dieu ne plaise que je médise du vin ! généreux sang de la grappe, frère de celui qui coule dans les veines de l’homme !… Vieux ami des poètes !… toi que le naïf Homère et le sombre Byron lui-même chantèrent dans leurs plus beaux vers, toi qui ranimas long-temps le génie dans le corps débile du maladif Hoffmann ! toi qui prolongeas la puissante vieillesse de Goethe, et qui rendis souvent une force surhumaine à la verve épuisée des plus grands artistes, pardonne si j’ai parlé des dangers de ton amour ! Plante sacrée, tu crois au pied de l’Hymète, et tu communiques tes feux divins au poète fatigué, lorsqu’après s’être oublié dans la plaine, et voulant remonter vers les cimes augustes, il ne retrouve plus son ancienne vigueur. Alors tu coules dans ses veines et tu lui donnes une jeunesse magique ; tu ramènes sur ses paupières brûlantes un sommeil pur, et tu fais descendre tout l’Olympe à sa rencontre dans des rêves célestes. Que les sots te méprisent, que les fakirs du bon ton te proscrivent, que les femmes des patriciens détournent les yeux avec horreur en te voyant mouiller les lèvres de la divine Malibran !… »