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France intellectuelle et sociale par les idées britanniques remonte évidemment à Voltaire, à sa prédilection, à ses souvenirs et à sa reconnaissance. Nous aurions espéré que lord Brougham aurait retrouvé ou offert sur le séjour de Voltaire en Angleterre des documens nouveaux et curieux ; malheureusement il n’en est rien. Il nous semble même que la fameuse rencontre de Voltaire et de Congrève n’est pas présentée sous son vrai jour par l’ex-grand-chancelier.

Le théâtre, sous Charles II, avait été une école de débauche. Sous Jacques II et sous Guillaume III, on se fatigua de cette mode, et le calvinisme puritain ayant repris le dessus, ce fut désormais une honte pour tout homme qui se respectait d’avoir touché de près ou de loin à ces coulisses dégradées. Le dernier soutien du théâtre immoral et brillant des Farquhar et des Vanbrugh, Congrève, ayant été attaqué avec virulence par un calviniste fanatique nommé Collyer, se vit désigné l’indignation populaire ; il soutint la lutte avec une adresse modérée, se retira le plus doucement qu’il put, se retrancha dans l’exercice de fonctions publiques assez honorables, effaça soigneusement les traces de sa jeunesse théâtrale, et se garda bien de réveiller les souvenirs d’un talent allié à toutes les idées de licence, de débauche, et aussi de haine publique. Le jeune Voltaire, en débarquant à Londres, ne savait pas un mot de ces détails, qui d’ailleurs n’ont été ni appréciés ni exposés par aucun historien littéraire, même anglais, bien qu’ils résultent de l’ensemble des faits[1]. Bientôt son admiration pétulante alla déranger le repos calculé de ce Congrève qui s’enfermait dans l’égoïsme élégant d’une retraite de bon goût, et qui, ayant eu le dessous dans sa lutte avec Collyer, se mêlait aux gentilshommes pour se faire oublier. Voltaire, croyant avoir affaire à un autre Molière, eut soin de lui parler de ses succès dans un art que l’Europe honorait ; mais il ne faisait que rouvrir les plaies et éveiller les plus tristes souvenirs et même les craintes du poète. On conçoit bien que, reculant devant sa propre gloire, devenue dangereuse et presque infame, Congrève ait répondu : « Moi ! je ne suis pas un auteur dramatique, je ne suis rien qu’un gentleman en retraite ! » Si ces conclusions semblaient exagérées au savant auteur, nous oserions l’inviter à relire, en regard de la biographie de Baxter et des nombreux pamphlets publiés entre 1688 et 1725 contre l’immoralité du théâtre anglais, les étranges scènes d’alcôve où Congrève

  1. Voyez l'Histriomastix de Collyer, Colley Cibber, dans son autobiographie, Leigh Hunt, qui, dans sa vie de Congrève, a rapporté les faits sans en déduire les conséquences.