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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/155

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la Société du Clou caractérise trop bien la race anglaise pour que nous renoncions à la décrire, bien qu’elle doive nous entraîner à quelques digressions.

Man beeing reasonable must get drunk
The best of life is but intoxication.

« L’homme, étant un être raisonnable, doit s’enivrer, car la meilleure coupe de la vie est celle de l’ivresse. » Dans ces deux vers, lord Byron a exprimé la pensée constante, unanime de ses compatriotes, depuis le temps de Shakspeare jusqu’à nos jours. Chose étrange, le peuple qui s’est arrangé l’existence la plus indépendante et la plus comfortable (le mot est exclusivement de son invention) est aussi celui qui partout et toujours se montre le plus fatigué de la vie. Jeune homme ou vieillard, l’Anglais se dit : Le bonheur n’existe pas, il n’est que dans les rêves ; et ces rêves, que sa raison calme et positive le rend impuissant à créer, il les demande à l’ivresse. Celle-ci renverse bien la raison de son piédestal, mais au lieu des fantômes gracieux de l’imagination, elle ne présente à l’Anglais que les burlesques tableaux de la folie. Il s’agite, il a la fièvre, il rit d’un rire d’aliéné ; peu lui importe ; il se procure ainsi des émotions puissantes qui corrigent l’insipidité de sa vie. C’est donc par raison qu’il s’enivre. Dès-lors il n’en rougit plus. Dans la plus haute société comme dans la plus basse, on se dira entre hommes : Come let us get drunk together ; « viens, ami, nous nous enivrerons ensemble. » Toutefois, dans ce délire momentané qu’il recherche, l’Anglais pourrait paraître ridicule, ou bien trahir son secret devant son compagnon, si celui-ci restait maître de ses facultés ; il faut donc, il exige que son ami les dépouille en même temps que lui. De là cette coutume de trinquer ensemble à chaque libation. On s’assure que l’on marche ainsi du même pas, verre pour verre, à l’oubli des convenances. Je me rappelle un compagnon de table qui, le lendemain d’une débauche, m’aurait volontiers cherché querelle parce qu’au dernier moment où sa raison chancelait, il avait remarqué dans mes yeux un éclair d’intelligence. Heureusement, tous les Anglais ne sont pas ainsi faits. Au contraire, ils sont généralement aimables dans l’ivresse. C’est le moment où ils révèlent souvent des qualités de cœur qui les feraient adorer s’ils voulaient les laisser apercevoir dans la vie ordinaire. Bien des fois j’ai béni la folle orgie qui, me dévoilant l’ame d’un camarade, m’a fait y découvrir un trésor que je le forçais plus tard à partager avec moi, et qu’il me savait gré d’avoir découvert sous l’odieuse enveloppe imposée par la fashion nationale.