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s’y présentait avec le symbole de l’ordre : un clou d’argent porté en sautoir sur un ruban bleu. Les membres de ce club s’engagent, en mémoire du bon vieux temps, à se réunir une fois par mois chez l’un d’eux, à tour de rôle, avec le parti pris de se griser en bonne société, ou, suivant leur expression assez pittoresque, de forger un clou pour leur cercueil. Ce n’est pas que tous voient les suites de la débauche sous un point de vue aussi lugubre. Au contraire, un proverbe anglais assure qu’une vie trop régulière est nuisible à la santé, et qu’il faut un excès par mois.

Je m’étais réuni le 1er mars 1836 à une assemblée de dix-huit membres qui célébraient, selon la coutume, la fête du clou. J’étais le seul convive qui n’appartint pas à ce club joyeux. Comme nous devions partir pour Vijayanagar au sortir même de table, mes compagnons de voyage m’y avaient fait inviter contre les règles, qui excluent ordinairement les non-initiés. Je ne fatiguerai certainement pas le lecteur de tous les détails de cette folle soirée : je viens incontinent à l’incident qui la termina et qui rentre dans mon sujet. L’orgie tirait à sa fin, et l’heure fixée pour notre départ avait sonné depuis long-temps, quand entre deux éclats de gaieté la brise du soir nous apporta par la fenêtre ouverte le chant des bayadères d’une pagode située dans le cantonnement extérieur. L’idée vient aussitôt à un jeune fou de proposer un enlèvement des Sabines. Chacun de nous devait prendre une bayadère en croupe et l’emmener bon gré mal gré aux ruines de Vijayanagar. Il va sans dire que cette proposition parut à tous des plus raisonnables et fut accueillie par un triple bravo. Comme on pouvait s’attendre à une résistance plus ou moins énergique des brahmines et de la populace, les membres du club qui ne devaient point faire partie du voyage nous offrirent leurs services pour nous aider dans la bataille et couvrir notre retraite après la razzia. Cette offre héroïque fut acceptée avec des poignées de main et des larmes d’attendrissement, Nos chevaux et leurs saïces[1] furent donc expédiés en avant à un caravansérail en dehors du camp, sur la route que nous devions suivre, et puis deux à deux, chancelant et chantant, nous allâmes droit à la pagode. Grace à la surprise, l’enlèvement des bayadères fut chose facile. Bien que les brahmines sonnassent leurs trompes pour assembler les fidèles, et que la multitude se fût aussitôt ruée à notre poursuite, nous arrivâmes sans accident, après

  1. Saïce, cavallere ou ghore-wala sont les expressions arabe, créole et indienne qui désignent un domestique spécialement attaché à un cheval, dont il ne doit jamais s’écarter sur la route comme au gîte.