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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/158

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quelques combats d’arrière-garde, où les coups de poing jouèrent le principal rôle, au caravansérail qui devait nous servir de point de ralliement ; mais soit que nos palefreniers eussent mal compris nos ordres ou qu’ils ne voulussent point se prêter à ce qui leur paraissait devoir nous attirer une mauvaise affaire, ils manquèrent au rendez-vous, et nous nous trouvâmes bientôt assiégés par toute la population des faubourgs dans une cour ouverte entourée d’une simple muraille de quatre ou cinq pieds de hauteur. Tel est néanmoins l’ascendant de l’Européen sur l’indigène, qu’il suffit de trois ou quatre de nos camarades moins ivres que les autres, debout, un bâton à la main, près de la porte du caravansérail, pour contenir l’émeute. On leur jeta bien de loin nombre d’injures et même quelques pierres, mais aucun natif n’osa forcer l’entrée ou franchir la muraille qui nous séparait de la foule. Toutefois, le nombre toujours croissant de nos assaillans allait peut-être leur donner du courage, et un moment de folie aurait pu nous coûter cher, quand nos grooms se précipitèrent dans l’enceinte, conduisant nos chevaux par la bride, et nous apprirent que le général commandant la division, sur la nouvelle d’un attroupement, envoyait une compagnie d’Européens sous les ordres d’un officier pour arrêter les perturbateurs. Or, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre : les perturbateurs, c’étaient bien nous. Il n’y avait donc pas de temps à perdre ; nous entrâmes aussitôt on capitulation avec les brahmines. On leur rendit d’abord leurs almées aussi pures qu’on les avait reçues, et on y ajouta quelques roupies pour apaiser l’indignation de l’idole ; puis nos défenseurs s’esquivèrent parmi la foule, qui, avec la douceur caractéristique du pays, les laissa passer en souriant ; enfin, sautant nous-mêmes sur nos chevaux, nous partîmes au triple galop. La bande joyeuse était déjà loin, qu’on nous entendait encore chanter en chœur ce refrain d’une chanson anglo-indienne :

Yes, I will wrestle, fight,
My boys, leap over any where !
For ’tis my delight
On a shining night
In the season of the year[1]

Qu’on ne s’étonne pas de notre gaieté : la lune brillait au firmament, l’air était tiède et pur, nous avions devant nous un voyage, du plaisir, des dangers, et nous avions vingt ans !

  1. « Oui, j’aime à lutter, à me battre, à bondir en courant par-dessus les obstacles, car c’est mon délire, quand la nuit est claire, dans la saison du plaisir. »