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les antiquités. Toutefois, le soir même nous profitâmes de la fraîcheur pour faire une excursion dans le bois, et le hasard nous conduisit à une première pagode dont l’aspect désolé répondait parfaitement à l’idée de terreur qui s’attache aux ruines de la vieille capitale du Carnate. On n’y trouvait cependant que la tristesse et l’obscurité ordinaires d’un temple hindou, peut-être un peu augmentées par l’ombre épaisse des grands arbres qui entouraient la pagode. Ses piliers bas et solides, supportant en guise de toiture des blocs de granit également massifs, semblaient défier les ravages du temps : un tremblement de terre pouvait seul ébranler un pareil édifice. On voyait cependant qu’il était depuis long-temps abandonné. Le pipol plongeait ses énormes racines dans les interstices des pierres ; une couche de débris encombrait tout l’intérieur, et une forte odeur de chauve-souris prouvait que le brahmine avait depuis long-temps cessé d’y officier. Une idole renversée était celle de Ganesa, fils de Siva. Selon la mythologie indoue, ce dieu coupa la tête à Ganesa dans un moment de colère ; mais pour consoler ensuite la déesse Parvati, sa mère, il remplaça cette tête par celle d’un éléphant : quelques pas de la pagode, devant sa principale façade, est un petit lac qui a sa légende.

Le dernier brahmine de la pagode avait une belle femme et un seul enfant ; dans un accès de jalousie, il poignarda l’enfant et le jeta dans le lac. La mère dans son désespoir s’y précipita après lui et ne reparut plus ; mais on vit souvent et l’on voit encore, dit-on, glisser à la surface du lac le spectre d’une femme enveloppée dans un brouillard, et portant le corps ensanglanté d’un enfant. Il est à remarquer que quiconque est témoin de cette vision prend aussitôt la fièvre et meurt. C’est ce qui fait que les bords du lac se sont dépeuplés et sont devenus peu à peu un désert inhospitalier, et pourtant ce paysage est calme et doux comme un tableau de Claude Lorrain, c’est un site enchanteur que celui de ce petit lac, avec son eau qui reflète les nuages comme un miroir noir brisé çà et là par les larges feuilles du lotus. Sur la surface tremblante de ces feuilles court comme un éclair le magnifique oiseau du même nom, le lotus, espèce de faisan au brillant plumage. Nous le suivions, tout absorbés, dans ses jeux, quand quelque chose vint rider la face de l’eau ; c’était un crocodile qui nous regarda quelque temps avec des yeux hébétés, puis s’enfonça. L’oiseau s’était envolé. Nous nous en retournâmes pour nous préparer par le repos aux fatigues du lendemain.

Le 4 mars, un quart d’heure avant le jour, nous étions déjà réunis