Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le béchobah[1] (la petite tente où l’on déjeune généralement en voyage), délicieusement occupés à savourer cette première tasse de café dont on ne jouit nulle part comme dans l’Inde, au moment de mettre le pied à l’étrier pour une marche, une chasse ou une bataille. Nous révisions en grand conseil le plan de campagne de la journée. Plusieurs troupes de sangliers ayant été reconnues la veille, il avait été décidé qu’on leur livrerait un combat à l’arme blanche, combat singulier, chevaleresque, bien autrement méritoire à nos yeux qu’un vulgaire assassinat à coups de fusil. Notre arme était la lance ; mais pour pouvoir nous en servir avec succès, il fallait d’abord chasser l’ennemi du fourré impénétrable où il s’était retiré, le pousser dans la plaine, et, nous jetant alors à sa poursuite de toute la vitesse de nos chevaux, le percer comme les paladins d’autrefois, au risque de tomber nous-mêmes sous ses défenses. Or, il n’était point facile de débusquer l’ennemi d’un terrain brisé et rempli de fondrières : c’est ce qu’avait prévu notre ami le collecteur ; il avait en conséquence réuni pour nous aider une troupe de shikaris (chasseurs indigènes à pied) qui nous attendaient autour d’un feu allumé à quelque distance de la tente. Dans le clair-obscur ainsi produit, accroupis sur leurs hanches et tenant leur long fusil à la main, on les eût pris, sans trop se mettre en frais d’imagination, pour quelques-unes de ces sombres figures que l’on retrouve dans tous les temples indous. Notre équipage ainsi complété, nous montâmes en selle, et au moment même où le soleil paraissait à l’horizon, nous plongions dans la forêt de Vijayanagar.

Jamais certainement je n’ai vu autant de gibier rassemblé sur un même point. Nous avancions en demi-cercle, longeant les premières collines sur lesquelles se dessinent à perte de vue les ruines colossales de l’enceinte extérieure de la vieille cité, et à chaque coup que nos batteurs armés de longues gaules donnaient sur les buissons, c’étaient tous les animaux de l’arche qui prenaient leur fuite ou leur volée, depuis la caille jusqu’au paon, depuis le grand cerf moucheté jusqu’à la petite et gracieuse antilope. Le sol sur lequel nous marchions était tellement coupé de ruines de canaux et d’aqueducs, qu’il n’y avait souvent pas moyen de passer. Au moment où nous étions peut-être le plus empêtrés, un énorme sanglier partit presque entre les jambes d’un de nos camarades dont le cheval s’enfuit au galop, à notre grand

  1. Le mot se compose de be, privatif, et chobah, bambou, parce que la tente qu’on désigne ainsi est soutenue, sans bambou, par des cordes attachées à des pieux fichés dans la terre.