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de ma célérité. Je ne doutais pas de mes forces ; mais les chemins étaient mauvais, et il me fallait un guide pour plusieurs parties de la route. Grace à la vigueur de mon cheval et au courage de mon saïce, le trajet fut accompli en quinze heures. C’est quelque chose d’inexplicable que cette élasticité physique, cette énergie soutenue de l’Indien, si faible dans une lutte corps à corps avec l’Européen, si supérieur à lui pour supporter une fatigue prolongée. Trottant devant moi quand j’allais au pas, s’accrochant à la queue de mon cheva quand je prenais le galop, mon saïce ou palefrenier, un pauvre jeune homme grêle et maigre, qu’un souffle aurait tué, ne me perdait jamais de vue et se retrouvait à mes côtés dans tous les passages difficiles. Enfin il arrivait en même temps que moi aux portes de la citadelle de Bellary, prêt à tenir mon cheval quand je mis pied à terre. L’étrangeté de ce fait, le désert et le silence qui régnaient autour de moi durant cette longue course, réveillèrent en moi une série d’impressions pareilles à celles que j’avais éprouvées au cap de Bonne-Espérance en lisant quelques strophes d’une poésie toute byronienne qui n’a jamais été publiée, œuvre inconnue d’un poète amoureux de cette triste colonie. En voici une faible traduction :

« J’aime à errer au loin dans le désert sans autre compagnon que le pauvre sauvage qui court en silence à mes côtés. Quand les chagrins de la vie jettent une ombre sur mon ame, que, malade du présent, je me retourne vers le passé, que mes yeux se remplissent de larmes de regret devant les chères images de mes premières années, quand je songe aux amitiés brisées par la trahison ou par la mort, aux compagnons de mon enfance abandonnés ou perdus, et enfin que je me vois moi-même solitaire exilé dont aucun être n’a gardé le souvenir, c’est alors que, fatigué de tout ce qui est sous le soleil, et avec cette tristesse de cœur que nul regard ne peut sonder, je m’enfuis au désert, loin du séjour de l’homme.

« Quand la tourmente de la vie avec ses scènes d’oppression, de corruption et de lutte, la menace du superbe et la terreur du lâche, le rire du dédain, les larmes de la souffrance, la méchanceté, la bassesse, la folie et le mensonge, me jettent dans une rêveuse et sombre mélancolie ; quand mon cœur est plein, que ma pensée fermente, que je sens dans mon ame une corde sympathique qui répond à toutes les douleurs, ah ! c’est alors qu’il y a pour moi de la liberté, de la fierté, du bonheur à bondir sur mon coursier, à me précipiter aussi rapide que l’aigle en avant, en avant, bien loin dans le désert, sans autre