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nous donne une idée de la physionomie de ces paysages si rarement contemplés par des yeux européens.

Parti de Saint-Pétersbourg le 12 mars 184.2, M. de Tchihatcheff eut bientôt traversé les vastes contrées qui le séparaient de l’Altaï. Son traîneau, ce véhicule inconnu à l’habitant des zones tempérées, glissait encore sur la neige durcie des steppes ou sur la glace des fleuves, et semblait, en les frôlant, narguer les navires immobiles sous la rude étreinte de l’hiver. Un mois après, notre voyageur était à Barnaoul, à près de huit cents lieues de son point de départ, à plus de cent cinquante lieues de Krasnoyarsk, terme extrême de sa course. Là il s’arrêtait trois semaines pour faire ses préparatifs, gagnait la ville de Biisk, d’où son œil pouvait apercevoir les cimes neigeuses qu’il allait explorer, et le 26 mai il quittait voitures et traîneau pour les chevaux kalmouks, qui seuls désormais devaient lui servir de monture. Ici seulement commençait le véritable voyage. Jusque-là M. de Tchihatcheff avait suivi l’itinéraire de ses prédécesseurs ; il pouvait encore quelque temps se diriger d’après les renseignemens fournis par les rares commerçans qui vont sur la frontière de Chine faire des échanges avec les soldats gardiens du céleste empire ; mais bientôt il ne devait avoir pour guide que la boussole et les vagues indications recueillies chez les hordes de Kalmouks.

M. de Tchihatcheff n’atteignit la ville d’Omsk que le 18 octobre. Il avait donc été cinq mois en route. Près de moitié de cet espace de temps s’était écoulé dans les déserts les plus élevés de l’Altaï. Dans la course qu’il fit pour découvrir les sources de l’Akabane, il passa près de trois mois sur des plateaux glacés, au milieu de marécages dont le sol mobile semblait s’ébranler à chaque instant sous les pieds des chevaux, couchant sous une tente que la glace et la neige changeaient parfois en une cage sans issues, et n’ayant pour toute nourriture qu’un peu de riz, du biscuit brisé à coups de hache, et parfois seulement quelque oie sauvage que son malheureux sort amenait sous le fusil d’un des Cosaques de la caravane. Souvent, dans cette excursion pénible, M. de Tchihatcheff se vit menacé d’être obligé de revenir sur ses pas. Il traversa deux fois, sans s’en douter d’abord, la chaîne des monts Sayanes, et pénétra ainsi involontairement sur le territoire chinois, où il put observer les mœurs d’une tribu particulière de Kalmouks, désignés sous le nom de Soyons. Au milieu de ces déserts, M. de Tchihatcheff perdit l’un après l’autre tous ses instrumens ; il fut abandonné par plusieurs Kalmouks de son escorte, et ne ramena au poste cosaque de l’Akabane que quatre-vingt-quatre chevaux sur cent