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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/26

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À soixante ans on ne doit pas remettre
L’instant heureux qui promet un plaisir.

Celui qui plie à soixante ans bagage,
S’il vécut bien, vécut assez long temps.


Il y a là-dessous une tristesse que voilent l’expression et le sourire. C’est, au ton près, la pensée de cet ancien qui disait : « Lorsque tu auras doublé[1] le soixantième soleil, ô Gryllus, Gryllus, meurs et deviens poussière ; bien sombre en effet est le tournant par-delà ce point de l’existence, car déjà le rayon de la vie est émoussé. »

Le propre du chansonnier, c’est que la parole chez lui soit à peu près inséparable de l’air. Un poète lyrique a du nombre, de l’harmonie, de la mélodie ; mais le chant proprement dit, l'air, il faut que cela dans la chanson accompagne, inspire comme d’un seul et même souffle la parole, et ne fasse qu’un avec elle. Composer après coup de la musique sur de jolis vers lyriques qu’on a intitulés ballade ou chanson, ou encore envoyer ses couplets ou stances au compositeur, ce n’est pas du tout la même chose que d’être chansonnier. Desaugiers l’était, si jamais on le fut, et tout ce qu’il a fait en ce genre a été tellement lancé d’un jet, qu’on ne peut guère y adapter d’autres airs ; rhythme et pensée, la chose légère est née tout entière avec le chant. A ne les juger que sur le papier, les pièces lues (qu’on ne s’en étonne pas) ne rendent que bien peu les mêmes pièces chantées ; c’est une lettre morte et muette ; il faut l’air pour leur rendre le souffle et le sens. A lire, par exemple, la jolie chanson intitulée les Inconvéniens de la Fortune (1812), se douterait-on de ce demi-ton de tristesse, de ce filet de mélancolie qui se mêle si bien au refrain chanté ?

Depuis que j’ai touché le faîte
Et du luxe et de la grandeur ;
J’ai perdu ma joyeuse humeur
Adieu bonheur ! (bis.)
Je bâille comme un grand seigneur…
Adieu bonheur !
Ma fortune est faite.


Ce refrain, Ma fortune est faite, revient chaque fois plus tristement. La sensibilité, chez Desaugiers, se glisse quelquefois dans l’air, même lorsqu’elle n’est pas dans les paroles. — Comme pendant à cette délicieuse

  1. Métaphore empruntée des Jeux olympiques.