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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/335

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sur les portes, le bonnet à la main, pour saluer le cadavre, composaient une scène triste et complète, à laquelle il ne manquait rien, pas même les larmes de ces bonnes gens du village et les pas mesurés des quarante trabans au costume hongrois, montés sur de lourds chevaux. Six cents personnes environ, hommes, femmes et enfans, suivirent humblement le cercueil de leur bienfaitrice, qui allait dormir, après une vie de douleur, dans un caveau de princes.

Ce n’est pas un récit romanesque que nous voulons commencer ; il s’agit de faits incontestables qui touchent aux premières maisons de l’Europe, et se rapportent à l’une des destinées les plus déplorables du dernier siècle. La réalité apparaît plus touchante que les inventions, quand le temps, de son souffle, enlève ces couches de feuilles sèches et entassées qu’on nomme intérêts et passions ; alors, et long-temps après les évènemens, nous apprenons ce que l’homme vaut, ce que la société ose, ce que les peuples souffrent, et ce qui se passe sous nos yeux, au milieu des civilisations florissantes. Il y a d’effroyables iniquités qui se révèlent, des crimes plus odieux que ceux dont les tribunaux font justice qui éclatent après des siècles, des secrets de l’histoire privée qui font peur au philosophe, des mains sanglantes qui sortent de terre, et des lumières lugubres qui se répandent sur le cœur humain. Ces secrets ne s’apprennent que tard ; on les ensevelit aussi profondément que possible, et l’honneur des familles, la cupidité, l’indifférence, jettent à l’envi leurs pelletées de terre sur les victimes sacrifiées, celles surtout qui se sont heurtées et brisées contre les puissances de ce monde. Victimes dont l’histoire ne s’occupe guère, et dont les pleurs ont coulé devant Dieu, ignorées de tous, sans justice de la part des hommes que les égoïsmes envahissent, que les jouissances absorbent, ne serait-il pas temps de vous donner un coup d’œil, de jeter la clarté sur vos noms effacés, sur vos vertus perdues et vos inutiles dévouemens, et de s’accoutumer à vous compter pour quelque chose ?

Parmi les souvenirs de ce genre, il n’en est point de plus dignes d’intérêt que celui de Sophie-Dorothée de Hanovre, dont je montrais tout à l’heure le convoi solitaire. Duchesse d’Ahlden et princesse de Zelle par son père, ses mémoires, composés par elle-même pendant une captivité de trente-deux ans, viennent de paraître à Londres sous le titre de Journal et la forme de drame, « écrit par Sophie-Dorothée dans sa prison, et fait pour éclaircir les évènemens de sa vie. » L’authenticité de ces mémoires ne peut souffrir de doute[1]. La forme en

  1. Diary of the Conversations of the principal personages at the courts of Hanover and Zelle, illustrative of the history of Sophia-Dorothéa, written by herself, and now first translated from the original kept by that princess, during her thirty-two years’ imprisonment in the castle of Ahlden.