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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/387

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est racontée avec une sorte de gravité sombre. L’historien a des accens de solennelle tristesse, car il est obligé de condamner son héros ; mais il ne manque pas à cet austère devoir, puisqu’il nous montre Napoléon égalant en un instant l’acte commis sur la personne de Louis XVI, qu’il reprochait si amèrement à ses devanciers. « Douloureux spectacle, s’écrie en terminant M. Thiers, où tout le monde était en faute, même les victimes, où l’on voyait des Français se faire les instrumens de la grandeur britannique contre la grandeur des Français, des Bourbons, fils, frères de rois, destinés à être rois à leur tour, se mêler à des coureurs de grandes routes ; le dernier des Condé payer de son sang des complots dont il n’était pas l’auteur, et ce Condé, qu’on voudrait trouver irréprochable parce qu’il fut victime, se rendre coupable aussi en se plaçant encore cette fois sous le drapeau britannique contre le drapeau français ; enfin un grand homme, égaré par la colère, par l’instinct de la conservation, par l’orgueil, perdre en un instant cette sagesse que l’univers admirait, et descendre au rôle de ces révolutionnaires sanglans qu’il était venu comprimer de ses mains triomphantes, et qu’il se faisait gloire de ne pas imiter ! » Dans le livre de M. Thiers, la figure de Napoléon, à ce moment suprême de la mort du duc d’Enghien, prend un aspect tragique qui remue l’ame profondément.

L’intérêt puissant de ce quatrième volume est dans la transition à laquelle on assiste du consul à l’empereur. Le héros est toujours aussi grand, mais il n’est plus aussi pur. On ne courbe pas encore la tête sous le successeur de Charlemagne, mais on n’est plus en face du premier magistrat d’une république. En refusant d’exécuter fidèlement le traité d’Amiens, en remettant ainsi en question l’état et la paix de l’Europe, l’Angleterre donne à Napoléon des tentations formidables ; elle le provoque pour ainsi dire à changer de physionomie et de rôle. S’il n’est plus pacificateur, il redeviendra conquérant, mais dans des proportions gigantesques. M. Thiers a exprimé admirablement (pag. 314, 315) cette révolution qui s’opéra dans l’ame de Napoléon : on voit qu’il y sait lire avec une rare intelligence. Tout, dans ce quatrième volume, nous montre l’historien de plus en plus maître de son sujet. L’exécution est ferme, toujours égale, et comme dans aucun endroit l’auteur ne montre ni effort ni fatigue, le lecteur le suit toujours avec le même plaisir. C’est en ne cherchant pas dans sa manière d’écrire d’autre éclat, d’autres effets que les effets et l’éclat qui résultent de la grandeur et de la vérité des choses, que M. Thiers produit sur les esprits une impression profonde, continue, et sait exciter pour la suite de son livre une curiosité qu’il satisfait avec une promptitude vraiment méritoire, quand on songe à la gravité, à l’importance de l’œuvre. Dans un mois, le cinquième volume nous montrera Napoléon mettant sur sa tête la couronne impériale et luttant contre la seconde coalition : nous aurons ainsi la moitié de cette belle histoire, et il sera déjà possible d’étudier et d’apprécier les proportions et les lignes principales de ce grand monument.