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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/409

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peu à peu de l’église, le savant prit le pas sur le théologien. D’abord, on formula une morale, une jurisprudence, une philosophie indépendantes ; la physique révéla par Newton un dieu qui ne semblait plus le Dieu de la Genèse. Newton avait démontré que l’ordre était dans l’univers, et désormais on s’attacha au monde pour mieux comprendre Dieu. La conquête du monde sensible fut, au XVIIIe siècle, une œuvre sainte, une croisade, une religion, et cette religion avait ses apôtres et ses fanatiques, ou plutôt ses vérités et des erreurs. Légitime quand elle réorganisait l’ordre matériel dans les codes et les constitutions, légitime quand le droit naturel s’armait de l’ironie de Voltaire et de la colère de Rousseau contre les tyrannies, les erreurs, les humiliations d’un autre temps, la philosophie s’égarait en oubliant que le monde sensible de l’art et de l’industrie est à la merci du monde invisible de l’intelligence et des idées. Les yeux fixés sur le monde physique, les philosophes du XVIIIe siècle voyaient encore la matière quand ils regardaient l’homme ; ils réduisaient la vie à une contraction, la pensée à une sensation, l’homme tout entier à une variété du règne animal, Dieu à une hypothèse créée pour expliquer le mouvement. L’erreur favorisait l’entraînement. L’homme rendu à la nature est un meilleur instrument de civilisation ; l’éducation pourra le transformer à son gré, le législateur rencontrera moins d’obstacles. D’ailleurs, si l’homme sort des mains de la nature, comme la nature est sainte, il en sort sanctifié ; il n’a plus à rougir de fautes qu’il n’a point commises, il n’y a plus de traditions qui l’humilient, plus de hiérarchies consacrées par cette tradition, plus d’inégalités, plus de pieuses injustices : tous les hommes sont frères, libres, tous sont prêtres et rois. Toujours est-il qu’en cherchant la pensée dans la nature, on oubliait l’homme, on faisait de l’homme un instrument, et on ne savait plus qui pourrait le gouverner. L’erreur gagnait les meilleurs esprits : Montesquieu ne pose que deux principes réellement actifs dans son système, les législateurs et les circonstances, c’est-à-dire des hommes au-dessus de l’humanité et des choses hors de l’humanité. Quel est donc le rôle des masses ? Pourquoi obéissent-elles à des sages ? Pourquoi d’autres sages sont-ils sacrifiés ? D’où viennent ces religions que l’on combat, ces religions si puissantes qu’elles ont fondé et détruit mille empires ? Qu’on le demande à Voltaire, l’histoire est une comédie ; qu’on le demande à Rousseau, la civilisation est une maladie de la pensée, et les encyclopédistes finissent par opposer à la théocratie du moyen-âge le fantôme immense d’une théocratie naturelle où l’homme remplace Dieu, se trouvant divinisé par les miracles de l’industrie. On oubliait qu’on ne commande à la terre que lorsqu’on dispose des forces du ciel ; en d’autres termes, on ne commande à l’industrie que par la puissance des idées, et en effet, lorsque la révolution’ éclata, la conquête projetée, n’ayant pour principe que des doctrines matérialistes, ne put dépasser l’ordre matériel de la société.

Les hommes qui avaient voulu faire de la révolution la vraie rédemption avaient cru qu’il suffisait d’attaquer ouvertement, publiquement, le christianisme pour racheter le monde. On se mit à l’œuvre ; la propagande en 93