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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/413

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Il n’a jamais compris, soupçonné la pensée qui l’anime ; il lui a toujours demandé le bonheur qu’elle ne peut pas donner. Fourier ne voit que les gibets, les gendarmes, les armées, les moralistes. Pour lui, les peuples sont des forçats, les riches des argousins, les moralistes des mystificateurs, les prêtres des hypocrites. On se bat pour des idées, il croit que l’humanité est folle. Il entend les cris des combattans, mais sans les comprendre. Il ne saisit que des injures qui pour lui sont des signes de l’impuissance des lutteurs. On croirait lire Robert Fludd, qui accuse les savans de ne pas faire des miracles et le clergé de ne pas créer le millénium. Au reste, le magicien attaque constamment les républicains avec les absolutistes, les absolutistes avec les républicains, la raison avec l’autorité, l’autorité avec la raison, la concurrence avec les idées gouvernementales, les idées gouvernementales avec la concurrence, la communauté avec la théorie de la propriété, la famille avec les théories du communisme. Il ne veut point l’immoralité des civilisés, il ne veut point des idées morales qui lui dictent la critique de l’immoralité. Toutes les questions intermédiaires depuis la famille jusqu’au système gouvernemental subissent la même critique, provoquent les mêmes sarcasmes. Contre le clergé, Fourier reprend les armes de Voltaire ; contre les philosophes, il va plus loin que les jésuites ; enfin, contre la civilisation, il reproduit toute la polémique de Rousseau, et contre l’état de nature, toutes les apologies de l’industrie. Toujours étranger, toujours hostile aux traditions qui gouvernent le monde depuis deux mille ans, il ne critique pas, il médit, et il expie la médisance par une contradiction continuelle où les mêmes principes sont tour à tour affirmés et niés. Quand il plaide contre la liberté, il admet l’autorité ; quand il attaque l’autorité, il suppose forcément cette même liberté qu’il avait niée auparavant. Il trouve le devoir impie sans voir que la notion de l’impiété suppose celle du devoir.

Le cercle vicieux de cette critique se reproduit dans la partie dogmatique du système. Fourier est toujours en arrière de deux mille ans. Tous les biens, tous les avantages, tous les trésors matériels sont réunis dans le phalanstère. L’harmonie juxtapose la concurrence portée à son plus haut degré de paroxisme, et une hiérarchie titanique qui administre le globe. Toutes les créations de l’ambition la plus effrénée s’allient à. tous les avantages de la paix et de la vie pastorale. Le mariage donne la main à la promiscuité, la chasteté à la prostitution, la propriété à la communauté dans la commandite ; la moralité s’unit à l’immoralité, le luxe aristocratique se combine avec le radicalisme le plus absolu. Bref, le magicien fait paraître des paladins, des chevaliers, des césars, des druidesses, des empereurs, des faquirs, des dryades, des hamadryades, des brahmanes. Il copie et reproduit toutes les parades de l’histoire : il reste toujours étranger à la pensée qui les créait, aux luttes qui leur défendent de coexister.

C’est en vain que Fourier invoque la magie : depuis deux mille ans, la raison l’a vaincue. Le magicien prétend résoudre à lui seul le problème de la rédemption tel que le lui suggère la pensée moderne dans sa double phase