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On parlait de fonder des colonies agricoles ; quelle misère ! la meilleure de toutes, celle de Wortell, s’est-elle propagée en Europe par explosion ? Possède-t-elle le secret de l’attrait qui aurait renversé la civilisation ? La civilisation ne peut dépenser la centième partie de la somme nécessaire pour la réaliser. Et Fourier demandait un million pour une épreuve ; il étouffait de dépit en voyant l’or que l’on jette par monceaux en mille entreprises, tandis que le globe, le paradis lui échappait faute d’un million. On veut fortifier Paris, prodiguer ainsi des centaines de millions dans une œuvre de guerre, et le magicien, avec un million, aurait extirpé à jamais la cause de toutes les révolutions, de toutes les guerres. Le ministère anglais venait de dépenser cinq cents millions pour émanciper les nègres des colonies américaines ; avec un million, Fourier aurait affranchi tous les esclaves du globe, résolu tous les problèmes de finance et de politique. Avec un million, il aurait concilié la contradiction actuelle du libre arbitre et de la Providence, il aurait montré s’il y a une Providence, si Dieu est associé avec l’homme, car, disait-il, « il semble associé avec les démons ; on dirait qu’il a confié aux mauvais génies toutes les sociétés, à Belzébuth les sauvages, à Moloch les barbares, à Satan les civilisés. » Le million ne venait pas, et Fourier de s’écrier : Habent oculos et non videbunt ; si Napoléon l’avait écouté, il aurait sauvé cent trente millions de victimes ; si la restauration l’avait écouté, Charles X régnerait encore ; si la France de juillet l’écoutait, en quinze jours elle partagerait avec la Chine le protectorat du globe.

Le magicien aurait volontiers foudroyé cette race laide et méchante des civilisés, tous ligués, tous armés contre lui pour soutenir cette hideuse civilisation ! Ils disent qu’ils défendent la propriété ; les malheureux l’écrasent avec le maximum républicain et l’indemnité légitimiste ! Ils disent qu’ils défendent la famille, la moralité, eux, les hommes aux mille prostituées ; aux cent quarante-quatre espèces d’infidélités qui circulent dans toutes les maisons ! Lui, Fourier, aurait garanti l’amour avec les vestales, les bacchantes, la double polygamie et une quarantaine universelle pour supprimer certaines maladies. On riait, il demandait son million ; on riait encore, il voulait mettre les journalistes sous la censure d’une chambre de discipline, et il demandait toujours son million. « Il y a perfidie, disait-il, chez les philosophes qui veulent empêcher l’examen et l’essai de ma théorie avec un torrent de calomnies et un fatras d’absurdités dont je n’ai jamais écrit une ligne. » Voyez la calomnie ; on dit qu’il donne à l’homme une queue de trente-deux pieds ; cette queue ne sera que le privilège exclusif des solariens, et qu’on le sache, elle donnera « garantie de chute, arme puissante, ornement superbe, force gigantesque, dextérité infinie, concours à tous les mouvemens du corps. » Un journal lui a fait transformer l’eau de la mer en limonade. Non, jamais il n’a écrit pareille chose, mais Jupiter, en s’approchant de la terre, donnera à la mer un goût mitoyen entre l’aigre de cèdre et l’eau de Seltz. Fourier croyait fermement à tous ces prodiges ; on criait à l’impossible, les savans passaient outre, et le magicien de se comparer à un