Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/442

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’autre siècle, et à chaque instant les citations des anciens viennent s’entremêler aux tours gaulois de la diction. De même chez Varron vous ne le prendriez guère pour un contemporain des Tusculanes, tant les archaïsmes de la vieille prose de Caton se glissent sous sa plume et s’enlacent volontiers, dans ses Ménippées, à des lambeaux de phrases grecques. Aux époques de vive transition, il y a souvent de ces retardataires de la langue : qui se douterait, à les lire, que Pacuve et Lucile sont postérieurs à Térence ? qui croirait que Retz et Saint-Simon écrivirent après Fléchier ? On le voit, ce style fruste, cette rouille du langage, peuvent donner plus de caractère encore au génie ainsi de l’ombre dans les tableaux de Rembrandt.

C’est par l’universalité de ses goûts d’érudit que Varron me paraît surtout ressembler à Gabriel Naudé. Seulement, comme le bibliothécaire d’Auguste précéda de dix-sept siècles le bibliothécaire du Mazarin, il dut (les écrits n’abondant pas au même degré) s’occuper davantage des choses même ainsi que des hommes, d’où vint qu’il aborda de bien plus près que l’autre la philosophie proprement dite et l’histoire. Plaute a un passage frappant qui marque à merveille la différence qu’il y avait entre l’érudition telle que la comprenaient forcément les anciens, et l’érudition telle que, venus bien après eux, nous sommes conduits à l’entendre. C’est dans la charmante comédie des Ménechmes ; un esclave, fatigué d’errer par le monde, dit à son maître qu’il accompagne : « Il faut retourner chez nous, à moins que nous ne nous préparions à écrire l’histoire, nisi si historiam scripturi sumus. » Le mot est significatif. Les modernes demandent surtout la science aux livres ; dans l’antiquité, on la demandait d’abord aux choses, c’est-à-dire aux voyages et aux conversations. De là, sans compter la diversité même des caractères, une dissemblance profonde qu’il serait puéril de cacher : Varron, dans les écoles, avait pris foi à la philosophie du Portique, tandis que Naudé, dans ses excursions polyglottes à travers tant de milliers de volumes imprimés, ne recueillit que le scepticisme. Comment d’ailleurs un lieutenant de Pompée, contre qui César a marché en personne, ressemblerait-il de tout point à un simple collecteur qui ramassait les curiosités bibliographiques de la foire de Francfort ? Comment confondre le républicain de l’ancienne Rome, retiré dans ses riches villas et se consolant par les lettres de la chute de la liberté, avec le secrétaire domestique d’un cardinal, qui justifiait la Saint-Barthélemy pour distraire la goutte de son maître ? Sans doute quand Naudé, dans sa petite campagne de Gentilly, avait Gassendi à dîner, on devait quelquefois parler d’Épicure tout comme Varron en causait avec Cicéron lorsqu’ils se promenaient