Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/452

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des amis, et ce fut à qui se dévouerait pour lui. Si l’on en croit Appien, Calenus eut l’honneur de l’emporter ; il emmena Varron dans une de ses villa, où Antoine, qui y venait souvent, ne s’avisa point de le faire chercher. Mais enfin un édit du consul Plancus le releva de la proscription, lui et Messala Corvinus. Rendu à la liberté, Varron trouva la belle bibliothèque qui ornait l’une de ses maisons de campagne pillée et dispersée par les soldats ; plusieurs de ses propres ouvrages encore inédits avaient disparu[1]. Avec ses goûts, la perte était irréparable : on aime à se figurer que ce fut une attention délicate de la part d’Auguste de charger précisément Varron de mûrir le plan qu’il avait conçu d’une bibliothèque publique. Du reste, Varron, à qui tous ses biens avaient été rendus, continua de se tenir à l’écart de la vie politique, dont son grand âge, de toute manière, l’eût éloigné. Après la bataille d’Actium, on le trouve établi à Rome, et il remplit les dernières années de sa verte vieillesse par la composition de ce beau et sévère traité de l’Agriculture, où il adressait à sa femme Fundania les excellens préceptes ruraux qu’une longue pratique lui avait suggérés : c’était comme un dernier hommage rendu au passé de Rome, à cet art du labour contemporain de tant de fortes vertus, et qui avait dégénéré en même temps que les mœurs publiques. Enfin, dans l’année 27 avant l’ère chrétienne, la mort vint interrompre l’infatigable polygraphe dont la plume ne se reposait point[2] : il comptait quatre-vingt-dix ans. Prévoyant sa fin, Varron avait recommandé qu’on l’ensevelît à la manière pythagoricienne, dans des feuilles de myrte et d’olivier noir[3].

C’est ainsi que disparut enfin de la scène ce vieillard qui, selon le beau mot de Valère Maxime, égala sa vie à la durée d’un siècle, sœculi tempus oequavit. Contemporain de Marius et de Sylla, de Pompée et de César, d’Antoine et d’Octave, c’est-à-dire des plus épouvantables bouleversemens auxquels l’ambition des soldats et la corruption aient jamais soumis un peuple libre, Varron se consola ou du moins sut se distraire de tant d’épreuves par l’étude et par les lettres c’est à lui que l’auteur des Tusculanes pouvait écrire avec vérité que

  1. Aul. Gell., XII, 10.
  2. C’est ce que dit Valère Maxime : « Eodem momento, et spiritus ejus et egregiorum operum cursus extinctus est. » (VIII, 3.)
  3. Plin., Hist. nat., XXXV, 46. — Cette pensée des funérailles semble avoir préoccupé de bonne heure Varron : dans sa 17e satire (éd. d’OEbler, p. 107), il dit qu’il vaut mieux brûler les corps, selon le précepte d’Héraclide, que de les conserver dans le miel, comme le voulait Démocrite.