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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/495

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restaient-ils musulmans de cœur, et, pour se dédommager de professer l’Évangile en public, ils pratiquaient en secret les rites du Coran. On appelait ces chrétiens de fraîche date Morisques, pour les distinguer des vieux chrétiens, cristianos viejos, qui n’avaient pas cette tache originelle.

Charles-Quint accepta par politique un rôle qui allait mal à son tempérament ; il se fit persécuteur, et, à la sollicitation de son ancien précepteur, le pape Adrien, il traita les Mores de Valence comme les rois catholiques avaient traité ceux de Grenade, si bien qu’à la fin de l’année 1526, il ne restait pas un seul musulman avoué dans toute l’étendue de la Péninsule. Les Morisques, ou nouveaux chrétiens, n’en poursuivirent pas moins leurs pratiques secrètes. L’inquisition les accusait toujours d’hérésie, d’hypocrisie, d’imposture ; de plus, elle leur reprochait d’entretenir de coupables intelligences avec les Mores d’Afrique. A force d’obsessions, elle finit par arracher contre eux à Charles-Quint un édit de réforme qui ne fut point exécuté de son vivant et dormit près d’un demi-siècle dans les cartons de la chancellerie royale. Pendant ce long intervalle, les Morisques respirèrent.

Quand Philippe II monta sur le trône, l’inquisition reprit toute son influence, et les persécutions recommencèrent. L’édit semi-séculaire de Charles-Quint fut exhumé de la poussière des cartons, et une junte mixte, mi-partie ecclésiastique, mi-partie laïque, fut instituée à Madrid pour opérer la réforme des Morisques, et remedio de los Moriscos, car tel était le rêve du saint-office. Un synode composé d’évêques et d’archevêques avait déjà pris l’initiative, et il sortit de cette double commission une ordonnance ou pragmatique, qui n’était que la seconde édition revue et corrigée du décret non exécuté de Charles-Quint. En voici les dispositions principales : tous les Morisques, sans exception, devaient apprendre l’espagnol dans le délai de trois ans ; ce terme passé, aucun ne pourrait plus parler, lire ou écrire l’arabe, soit en public, soit en secret, et les contrats passés dans cette langue seraient nuls de fait. Tous les livres arabes seraient examinés soigneusement et brûlés s’il y avait lieu. Les Morisques adopteraient le costume chrétien ; leurs femmes se présenteraient en public sans voile et le visage entièrement découvert ; ils s’abstiendraient désormais dans les mariages des cérémonies usitées par leurs ancêtres, ainsi que des danses et chants nationaux. La porte de leurs maisons resterait ouverte le vendredi (qui était leur dimanche) et les autres jours de fêtes musulmanes. Ils devaient échanger leurs noms et surnoms mores contre des noms et surnoms chrétiens, et il était défendu aux femmes de se peindre le visage, selon leur ancienne habitude. Les bains à domicile leur étaient rigoureusement interdits et seraient détruits dans toutes les maisons. Enfin les esclaves chrétiens que les Morisques avaient à leur service quitteraient le royaume de Grenade dans le délai de six mois, et les nègres ne leur étaient accordés que par tolérance, en vertu de concessions individuelles.

Ces ordonnances tyranniques, que le duc d’Albe lui-même avait blâmées, plongèrent les Morisques dans la consternation ; ils tinrent à ce sujet plusieurs assemblées, tant dans l’Alpuxarra que dans les montagnes de Ronda,