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et chargèrent Francisco Nuñez Muley, vieux gentilhomme more fort considéré parmi eux, de porter leurs réclamations et leurs plaintes au président de la royale audience de Grenade, don Pedro de Deza, qui lui-même avait fait partie de la junte mixte de Madrid, et qui appartenait au conseil général du saint-office. Le discours du vieux Muley, monument curieux des mœurs et des passions de ces temps oubliés, se trouve in extenso dans les volumineux mémoires contemporains de Louis de Marmol. Voici la traduction des passages qui offrent le plus d’intérêt.

« De loin, il semble facile d’exécuter les nouvelles pragmatiques, mais les difficultés sont grandes au contraire, et je le dis à votre seigneurie pour qu’elle prenne en pitié ce malheureux peuple et le protège auprès de sa majesté. L’habit de nos femmes n’est pas moresque ; c’est un habit de province, suivant l’usage même du royaume de Castille, dont les habitans diffèrent par la coiffure, le costume et la chaussure. Les Turcs ne sont pas vêtus comme les Mores, et, parmi ces derniers, ceux de Fez ne s’habillent pas comme ceux de Tremecen, ni ceux de Tunis comme ceux de Maroc. Si la secte de Mahomet avait un vêtement particulier, il serait le même partout ; mais l’habit ne fait pas le moine. Nous voyons des chrétiens venir d’Égypte et de Syrie vêtus à la turque, avec des turbans et des caftans ; ils parlent arabe et ne savent pas un mot de latin ni d’espagnol (romance) ; cependant ils sont chrétiens. Je me souviens d’avoir vu notre peuple changer son habillement pour en adopter un plus décent, court et peu coûteux. Il y a telle femme qui s’habille avec un ducat, car les habits de noces et de fêtes se gardent pour ces jours-là et passent en héritage à trois ou quatre générations. Quel profit peut-on donc trouver à nous dépouiller de nos habits ? N’est-ce pas nous faire perdre plus de trois millions d’or employés de cette façon ? N’est-ce pas ruiner les marchands, les orfèvres, et tous les artisans qui gagnent leur vie à faire les vêtemens, les chaussures et les bijoux des Morisques ? Et si plus de deux cent mille femmes de cette province doivent s’habiller de neuf des pieds à la tête, quel argent pourra suffire à cette dépense ? La femme pauvre qui, ne pouvant s’acheter ni robe, ni mante, ni chapeau, ni mules, se contente d’une chemise de serpillière peinte et d’un drap blanc, comment fera-t-elle pour se vêtir ? Nous autres hommes, nous sommes tous vêtus à la castillane, quoique pauvrement pour la plupart. Si le costume faisait la secte, les hommes devraient plus compter que les femmes en cette matière. J’ai ouï dire à bien des ministres et des prélats qu’on favoriserait ceux d’entre nous qui s’habilleraient à la castillane, et je n’en vois pourtant aucun moins molesté que les autres ; on nous traite tous également. Que si l’un de nous est surpris portant un couteau, il est jeté aux galères, et sa fortune est dévorée en frais, amendes et condamnations. Nous sommes poursuivis par la justice ecclésiastique et par la justice séculière. Avec tout cela, nous restons loyaux sujets de sa majesté, prêts à la servir de nos biens, et jamais on ne pourra dire que nous ayons commis une trahison depuis le jour où nous nous sommes rendus. Quand l’Albaycin s’est soulevé, ce n’était pas contre le roi, c’était au contraire en