Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/514

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à gué en cinq ou six endroits, à la lueur des dernières étoiles ; grossi par une fonte subite des neiges de la Sierra-Nevada, le fleuve roulait alors des eaux profondes et très rapides ; le passage n’était donc pas sans péril, surtout au milieu des ténèbres, et mon cheval perdit pied plusieurs fois. Les chevaux de mes carabiniers n’étaient pas meilleurs nageurs, et nous allions tous à la dérive, qui d’un côté, qui de l’autre, d’une manière alarmante. La mule même et le mozo fripon faillirent se noyer de compagnie. Pourtant tout le monde finit par s’en tirer ; mais au-delà du fleuve, de nouvelles fatigues nous attendaient : nous rencontrâmes un sentier plus raide encore et plus rocailleux que celui par lequel nous étions descendus. Il n’était que cinq heures du matin, et déjà les bouffées d’un vent chaud et sec qui me frappaient le visage annonçaient une journée caniculaire. Le soleil se leva tard pour nous, et nous le vîmes briller sur les hauteurs long-temps avant d’être atteints par ses rayons, car nous marchions au fond d’une rambla, nom qu’on donne en Espagne à de longs et profonds ravins creusés entre deux montagnes et qui facilitent l’écoulement des eaux ; ces ravins servent aussi de route d’un village à l’autre, si bien qu’aux temps des crues, les communications sont complètement interceptées. Au-delà des Pyrénées, on ne se préoccupe pas de si peu de chose ; si l’on ne peut voyager, eh bien ! l’on ne voyage pas. Les affaires en souffrent, qu’importe ? demain les eaux baisseront, et alors on passera. Demain ! et qu’importe ? j’ai déjà dit que ces deux mots étaient l’expression trop fidèle du caractère espagnol.

La rambla où j’étais alors, et où je restai toute la matinée, forme le lit du fleuve de Cadiar, que je passai bien quarante fois en quatre heures. Quelle monotonie ! quel ennui ! serré, pressé entre deux parois nues et hautes de huit à neuf cents pieds, le voyageur ne voit rien à droite, rien à gauche ; devant lui, un long ruban blanc se déroule indéfiniment, à mesure qu’il avance. Quand ce n’est pas dans l’eau, on marche sur des caillons ronds qui roulent sous le pied des chevaux avec un bruit de ferraille étourdissant. Quelques saules et deux ou trois moulins sont les seuls accidens de ce paysage insipide et desséché. Je me trouvais alors dans la sierra de Contraviesa, qui court parallèlement à la Sierra-Nevada, dont elle forme le premier échelon du côté de la Méditerranée. Les Arabes l’appelaient la sierra de l’Air, sans doute à cause des grands vents qui y soufflaient de leur temps, mais qui ne s’y faisaient guère sentir à l’époque de mon passage. On m’avait promis des liéges séculaires, des chênes antédiluviens ; je ne sus voir, hélas ! que de maigres arbustes suspendus piteusement aux flancs des rochers. Ce qu’il y a de plus rare en Espagne, ce sont les bois ; c’est une si bonne fortune d’en rencontrer en voyage, qu’il n’y faut jamais compter. Le fleuve, si je l’avais remonté jusqu’au bout, m’eût conduit à Cadiar, ce village de l’Alpuxarra où la compagnie du capitaine Herrera fut égorgée pendant son sommeil par les monfis d’Aben Farax, le dernier Abencerage ; j’aperçus de loin ce village par une échappée, mais je n’y montai point : je comptais pénétrer dans l’Alpuxarra par le revers opposé, et mon itinéraire me conduisait directement à Almérie.