tant bien que mal jusqu’à Beninar, où l’on fut plus heureux. Ces deux villages, situés l’un et l’autre au-dessus du large fleuve d’Adra, que l’on passe sans pont, cela va sans dire, appartiennent aux anciennes tahas de Cehel ou Zueyhel, et sont aujourd’hui dans les limites de l’Alpuxarra. Mais quels villages, grand Dieu ! je renonce à les peindre. Imaginez tout ce que vous pourrez de plus désolé, de plus désespéré, vous resterez encore au-dessous du réel. Et les habitans, quel air sauvage ! quel abandon d’eux-mêmes ! quels haillons ! quelle ignorance de tout ! Oubliés par la civilisation au milieu de rochers stériles qu’ils grattent de père en fils pour leur faire rendre un peu de blé, un peu de vin, les choses de première nécessité, ils sont aussi loin de l’Europe que s’ils habitaient les hautes vallées de l’Atlas ou de l’Hymalaya. Notre irruption à Beninar fit évènement : la boutique, que dis-je ? la caverne du maréchal fut bientôt assiégée, envahie par la population tout entière. Les femmes étaient les plus curieuses et les plus importunes ; elles me tiraient toutes à la fois par mes habits pour savoir de quelle étoffe ils étaient faits, et si j’étais de chair et d’os comme tout le monde. Pendant ce temps, les enfans en chemise ou sans chemise me grimpaient aux jambes, tandis que leurs pères et leurs grands-pères jetaient à la dérobée sur mon escorte et sur moi des regards sombres et farouches. Nul doute que, si j’eusse été seul, ces bédouins de l’Espagne seraient allés m’attendre, l’escopette à la main, au coin du premier bois ou du premier rocher. Ce jour-là, j’en ai la conviction profonde, je dus la vie ou du moins ma bourse aux deux carabiniers de l’innocente Isabelle.
J’avais marché tout le jour au fond de ravins étouffés, j’avais besoin d’air et d’espace ; mon désir fut satisfait : la longue et pénible côte de San-Roque me conduisit sur un vaste plateau découvert où l’horizon s’ouvrit tout d’un coup devant moi. La sierra de Gador m’apparut de là dans tout son développement. Ce n’est pas, certes, une vue riante ; au contraire, cette montagne, célèbre par ses mines de plomb, ne l’est pas moins par sa sécheresse. Je n’y découvris pas un seul arbre, mais cette aridité même ne manque pas d’une certaine grandeur. Du plateau de San-Roque, on descend dans les belles campagnes de Berga, c’est-à-dire que l’on passe brusquement et sans transition de l’Afrique à l’Italie ; je dis l’Italie, car j’ai trouvé à Berga des scènes et des sites champêtres que je n’ai vus nulle part en Espagne : l’Espagne, en général, est fort peu champêtre. Ici, par exception, les villa et les métairies sont disposées coquettement comme en Toscane et cachées à demi sous l’ombrage des figuiers et des oliviers ; la vigne est soutenue sur des piliers blancs et retombe en guirlandes chargées de grappes ; les grenadiers et les lauriers-roses servent de clôture et forment aux bords du chemin de ravissans massifs. La lune s’était levée et jetait sur cette fraîche et riante nature des lueurs mystérieuses ; la sierra de Gador se dessinait en noir sur le fond étoilé du ciel.
L’hôte à qui j’eus affaire ce soir-là n’était pas un compatriote ; je ne m’en trouvai ni mieux ni plus mal : la posada de Berga vaut celle d’Orgiva. Le bouge qu’on m’y donna sous le nom pompeux de chambre noble (cuarto caballero)