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était si exigu, si étouffant, si fétide, et le lit me parut tellement suspect, que je me réfugiai sur la terrasse (sotea), et passai la nuit à la belle étoile, enveloppé dans mon manteau. Le maître du logis ne s’en formalisa nullement. Le posadero espagnol ne compromet pas pour si peu sa gravité majestueuse et sa sublime indifférence ; rien ne l’émeut, rien ne l’étonne ; son flegme est magnifique, sa froideur impose, son accueil est celui d’un palatin ; loin de souhaiter la bienvenue aux voyageurs, il les honore à peine d’un regard. Sa maison est ouverte, entrez-y ; quant au reste, c’est à vous d’y pourvoir.

Le jour était depuis long-temps levé quand je partis le lendemain pour Dalias, et je fis la route, qui n’est que d’une lieue, mais une lieue d’Espagne, avec les paysannes qui portaient gaiement au marché, dans de petits paniers de sparte, des légumes, des fruits, surtout des figues, et déjà des raisins. Elles n’avaient pas la grace et la beauté des femmes de Lanjaron (il n’y a qu’un Lanjaron sous le ciel des Espagnes), mais c’était la même désinvolture, les mêmes propos libres et hasardés. Leur jupon court et retroussé jusqu’à mi-jambe leur donnait un air leste et provocant ; leurs yeux noirs peu timides dardaient sous la rustique mantille de laine des regards malicieux. Ma présence les intriguait ; elles tiraient à part mon escorte et l’accablaient de questions au moins indiscrètes. Qui étais-je ? d’où venais-je ? où allais-je ? Mes carabiniers eux-mêmes n’en savaient pas tant. Ce qu’il y avait de certain, c’est que je n’étais pas un recruteur de sa majesté don Carlos-Quinto. La protection officielle de la recel hacienda répondait de mon orthodoxie politique. On décida (et si c’était moins héroïque, c’était plus sûr) que j’étais quelque administrador, ou pour le moins un inspector, contralor, contador, que sais-je ? En Espagne, tout le monde est fonctionnaire en or.

Dalias est un gros bourg assez bien percé, suffisamment aéré, et bâti sur les premiers plans de la sierra de Gador, c’est-à-dire tout-à-fait en plaine. Son nom veut dire treille en arabe, et encore aujourd’hui les raisins de Dalias sont exquis. Ce fut là, dit-on, le premier établissement fixe des Mores venus d’Afrique. Bien des siècles plus tard, lors de la révolte des Morisques, les chrétiens échappés au premier massacre se réfugièrent dans une vieille tour démantelée, où ils se défendirent bravement pendant trois jours et trois nuits. Enfin, les assiégeans y mirent le feu, et, menacés d’être brûlés vifs, les assiégés demandèrent à capituler. Joignant la moquerie à la cruauté, les monfis leur répondirent que, puisqu’ils ne pouvaient passer par l’escalier déjà brûlé, ils n’avaient qu’à passer par la fenêtre, et qu’on les recevrait en bas à composition. La tour était fort élevée, mais, pressés par le feu qui déjà les enveloppait de toutes parts, les malheureux chrétiens finirent par se précipiter. Les uns se tuèrent, les autres se rompirent les membres ; tous, même les femmes et les enfans, furent achevés à coups de couteau. Voilà ce que les monfis appelaient recevoir à composition.

A la sortie de Dalias, nous passâmes par un étroit défilé, planté de figuiers, et qui était jonché de mules et de chevaux morts. Une épizootie foudroyante avait éclaté quelques jours auparavant, et plusieurs convois de bêtes de