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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/518

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somme avaient été cruellement décimés dans ce ravin meurtrier. Telle est l’incurie espagnole, qu’on n’avait pas même songé à enlever ces cadavres, dont la putréfaction achevait d’empoisonner l’air. Je traversai cette affreuse voirie aussi vite que le mauvais chemin me le permit, et, sorti heureusement de la gorge homicide, je débouchai dans une plaine immense, stérile, déserte ; brûlée par un véritable soleil des tropiques. Pas un arbre, pas même un arbrisseau ; la Méditerranée encore invisible est au bout ; la sierra de Gador court à gauche ; à droite s’étend à perte de vue une lande abandonnée ; quelques fabriques de plomb apparaissent de loin en loin, et la fumée noire qui s’en échappe salit l’azur éclatant du ciel. Ce champ de feu s’appelle champ de Dalias, et porte le surnom vulgaire de Cantaranas (Chante-Grenouilles) ; il faudrait bien plutôt l’appeler Chante-Cigales, car je n’entendis tout le jour que le cri métallique et agaçant de cet insecte importun. Une taverne isolée, la Venta-del-Campo, s’élève au milieu de ce désert africain, et bien qu’elle soit le séjour de la soif, de la faim, de pis encore, on est heureux de trouver un abri, même celui-là, contre les ardeurs de cette zône torride. Quelle misère ! quel dénuement ! Pas un morceau de pain, à peine un peu de paille pour les animaux, et quelques gouttes d’une eau saumâtre, épaisse, nauséabonde, qu’on eût partout ailleurs repoussée avec dégoût ; mais, dans l’Alpuxarra, à midi, par une chaleur équatoriale, on se contente de peu. Une glace de Tortoni eût valu là…, je n’ose dire combien, et l’on comprend que la belle duchesse d’Albe, voyageant en Espagne, se fît suivre de son glacier.

Il fallut repartir, car je voulais coucher le soir même à Almérie, dont j’étais loin encore. La plaine continue, la chaleur aussi ; pas un mouvement de terrain, pas un nuage au ciel. Les montures étaient haletantes ; le mozo prétendait, en jurant et maugréant, que j’assassinais ses bêtes et ruinais son patron ; un des carabiniers dormait paisiblement sur sa selle, l’autre essayait en vain de faire bonne contenance, ses yeux se fermaient tout doucement, et son menton battait sa poitrine. On parvint ainsi jusqu’à Roquetas, ancien château-fort qui n’est plus qu’un village, où l’on charge de la soude et beaucoup de plomb pour la France. On gagne de là l’extrême bord de la mer ; on le suit quelque temps, et bientôt l’on attaque la fameuse montée de Cañarete. gorge étroite, escarpée, qui s’élève en zigzag et serpente péniblement sur les flancs d’une montagne à pic ; c’est un site effrayant, terrible ; des rocs nus, décharnés, se dressent de toutes parts comme des squelettes gigantesques, et la mer se brise à leur pied avec un bruit lugubre ; un vent perpétuel fait voler dans l’espace l’écume des vagues, et mugit sourdement dans les fissures du rocher ; les choucas et les oiseaux de proie ajoutent, par leurs cris sauvages, à l’horreur de ce lieu formidable. Le sentier est si rapide, qu’il a fallu des murs d’appui pour le rendre praticable ; encore, malgré cette précaution nécessaire, indispensable, le vertige prend-il aux meilleures têtes.

Un pareil passage est tout justement taillé pour la commodité des malfaiteurs et des partisans de toute espèce, qu’ils fassent la guerre aux voyageurs ou seulement au fisc ; aussi la légende de l’endroit est-elle riche en récits