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d’embuscades, de surprises, de faits d’armes de plus d’un genre. A l’approche de ce pas périlleux, mes deux carabiniers s’étaient réveillés tout-à-fait ; ils avaient même eu soin de rafraîchir l’amorce de leurs carabines et de leurs pistolets ; j’en avais fait autant de mon côté. La prudence, sinon la crainte, était permise : peu de temps auparavant, sept gardes-côtes avaient été assaillis et battus à plate couture par une vingtaine de contrebandiers, lisez dix, pour ne rien exagérer. L’aventure de la veille pouvait se renouveler le lendemain, car ici la contrebande n’est pas un fait isolé, mais un fait permanent, de tous les jours ; c’est l’état de choses de ces parages, tout le monde s’en mêle, depuis le ministre qui laisse faire, et pour cause, jusqu’au vagabond sans feu ni lieu, qui paie de sa personne et brave l’escopette des préposés pour une douzaine de cigares ou un madras anglais. Toutefois la journée se passa sans coup férir ; je n’eus pas même, hélas ! l’émotion d’une rencontre suspecte.

Une fois au point culminant du Cañarete, la beauté de la vue dédommage des fatigues de la matinée ; l’œil plane sur tout l’espace de mer contenu entre la Pointe d’Hélène et le promontoire volcanique de Gate, autrefois cap Carideno. La ville d’Almérie apparaît bientôt elle-même, gracieusement assise au fond de sa rade en fer à cheval. Les crêtes bleues des deux sierras de Filabrès et d’Algamilla percent la nue, comme les créneaux d’une citadelle élevée contre le ciel par l’orgueil des Titans. Le soir venu, ce magnifique panorama se couvrit d’une vapeur d’or, qui passa bientôt au pourpre, et les brises marines nous firent oublier par leur fraîcheur vivifiante les ardeurs tropicales des landes de Dalias. La lune brisait ses pâles rayons dans le miroir onduleux de la Méditerranée. Les chevaux avaient repris courage, et ne se ressentaient point des rudes épreuves de la journée ; le mozo lui-même ne jurait plus, et les carabiniers entonnaient des coplitas.

La coplita est une romance de quatre vers, le plus souvent improvisée et chantée, qu’elle soit gaie ou triste, sur un air invariable ; cet air sacramentel est une cantilène monotone un peu sauvage, souvent fausse, et n’a pour lui que cette espèce d’originalité qui constitue la couleur locale. Soit dit sans faire tort à mes deux chevaliers du fisc, improvisées ou non, leurs coplitas laissaient beaucoup à désirer, sous le rapport de la musique et des paroles ; leurs voix d’ailleurs ne les faisaient pas valoir. Une entre toutes, cependant, me parut mieux que les autres et m’est restée dans la mémoire c’est la plainte amoureuse d’un prisonnier, disons tout, d’un galérien, presidiario, qui n’a que son cœur à donner, mais qui, en le donnant, croit faire encore un cadeau de prix. Hâtons-nous d’ajouter, pour l’honneur de l’objet aimé, que la peine des présides n’entraîne pas en Espagne l’infamie que laisse chez nous le bagne. Voici le quatrain des carabiniers tel qu’ils le chantaient ; si la mesure n’y est pas, qu’on s’en prenne aux chanteurs, non à moi : je cite littéralement.

No soy duque, conde ne marques,
Soy un pobre presidiario ;
Mas un corazon quien sufre y calla