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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/521

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Salomon par la reine de Saba, et même c’est dans ce plat merveilleux que le Rédempteur du monde aurait partagé avec ses disciples l’agneau pascal. Qui donc s’imagine-t-on glorifier par de semblables rêveries ?

Retournons à Almérie, et passons des fables du cloître aux réalités de l’histoire. Conquise par les rois catholiques deux ans avant Grenade, Almérie mourut du coup, ou du moins elle ne fit plus dès-lors que végéter et languir. Son sol est toujours aussi fertile, son climat aussi propice, sa rade aussi sûre ; mais la vie manque, et tout manque avec elle. Plus de commerce, plus d’industrie, l’agriculture est restée dans l’enfance. Aux riches et intrépides galères du moyen-âge ont succédé de méchans caboteurs, dont Alicante et Malaga sont les colonnes d’Hercule. Les grandes manufactures d’étoffes précieuses ont fait place à de misérables fabriques de sparterie qui occupent la population pauvre, c’est-à-dire à peu près tout le monde. On me fit voir en grande pompe, et comme quelque chose d’extraordinaire, une fabrique de céruse et une autre de plomb giboyer, qui me parurent peu florissantes. Tout ce qui ne vit pas des ateliers ou des champs vit de la pêche, sans préjudice de la contrebande, qui est l’industrie-mère et avouée du pays ; on s’en cache à peine. Si je ne la faisais pas, se dit chacun à part soi, pion voisin la ferait à ma place, et le fisc n’y gagnerait rien. Cette commode logique met les consciences à l’aise.

Ne croyez pas, quand je vous parle de contrebande, qu’elle se pratique ici clandestinement comme un trafic honteux et coupable dont soi-même on rougit ; non, elle se pratique en plein soleil, à main armée, aussi publiquement que s’il s’agissait de la spéculation la plus naturelle et la plus licite. Un débarquement est annoncé ; trois ou quatre cents cavaliers, souvent plus, surgissent comme par enchantement, et, bien montés, bien armés, se rangent en bataille sur la côte pour recevoir au débarquement la cargaison frauduleuse. Que voudriez-vous qu’une poignée de douaniers fit contre une armée ? Qu’elle mourût ?… Oh ! l’on n’est point si héroïque en Espagne ; on aime mieux partager. Dix-neuf fois sur vingt, la douane est complice et prend sa part du butin. Il y en a pour tout le monde ; ne faut-il pas bien que tout le monde vive ? Une fois débarqués, les ballots sont chargés tranquillement sur des mules, et conduits en bon ordre et sous bonne escorte à leur destination. On fait bien aussi la contrebande par les Pyrénées et par la frontière de Portugal ; mais, comparées aux expéditions du midi, celles du nord et de l’ouest tombent dans les infiniment petits. Tandis que j’étais à Almérie, on parlait d’un convoi de huit cents mulets, et, quelques mois auparavant, six cents contrebandiers des environs s’étaient laissés surprendre dans la rivière de Tabernas, au pied de la sierra de Filabrès. Cette fois, le fisc avait été mis sur la trace des fraudeurs, non par ses suppôts ou ses espions, mais par des jaloux ; car il est à remarquer (et c’est là un des traits caractéristiques de cette étrange industrie) que, lorsqu’une ville ou un village ont opéré leur débarquement, ils prêtent main-forte à la douane contre le débarquement du voisin, afin, disent-ils naïvement, d’empêcher la concurrence.

Les Anglais, comme chacun sait, sont les instigateurs de ces fraudes monstrueuses, et l’Espagne n’est pas pour eux une alliée, c’est un débouché ;