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pas le besoin d’agrandir la sphère de son action maritime. Ce fut seulement en 1763, après la perte du Canada et de plusieurs des Antilles, qu’on tourna les yeux vers la France équinoxiale avec cet enthousiasme fébrile qui a valu tant de mécomptes à notre nation. Tel est le point de départ de cette désastreuse expédition de Kourou, dont le souvenir lugubre porte encore malheur à notre colonie.

Malgré la gravité du sujet et la tristesse du dénouement, il est difficile de ne pas provoquer le rire en racontant la folle entreprise de 1763 : c’est un des incidens qui caractérisent le mieux la légèreté présomptueuse du XVIIIe siècle. Le premier ministre, M. de Choiseul, est dans l’impatience d’effacer un traité déshonorant pour son administration. On lui suggère l’idée de remplacer les populations riches et dévouées du Canada que la France vient de perdre, en colonisant la Guyane. Envoyer pour féconder la terre et triompher du climat des hommes sobres, laborieux et rompus aux fatigues de la culture, décréter quelques précautions sanitaires, ce sont des idées bourgeoises qu’on abandonne au vulgaire bon sens des Hollandais. Le rêve de Versailles est d’organiser, non plus une exploitation agricole et commerciale, mais une force militaire, une société-modèle, renouvelant dans toute sa pureté le type féodal qui commence à s’altérer en Europe. On calcule qu’avec une propagation sans obstacles, la métropole peut posséder en peu de temps une succursale capable de protéger ses autres possessions américaines. En conséquence, des prospectus éblouissans sont répandus dans le public. Avec les gentilshommes ruinés et les cadets de famille qui se présentent, avec la foule des pacotilleurs et des paysans, on a les élémens d’une hiérarchie féodale, seigneurs, bourgeois et vilains. Le parti est si bien pris de reconstruire le moyen-âge sous la zone torride, qu’on évite de réunir les nouveaux colons au noyau de population déjà établi à Cayenne. Le terrain qu’on choisit est la plage inhabitée qui s’étend du fleuve Kourou aux possessions hollandaises. Le ministre Choiseul et le duc de Praslin se font attribuer une sorte de suzeraineté sur ce vaste territoire ; ils ont le droit de le découper en fiefs au profit des seigneurs, qui doivent à leur tour distribuer des lots de terre aux paysans de leurs domaines. La conduite de l’expédition est partagée entre deux chefs jaloux l’un de l’autre, un gouverneur inhabile, le chevalier Turgot, frère du ministre, et un intendant d’une probité suspecte, M. de Chanvallon. Soutenue par le gouvernement et bien lancée par les agioteurs, l’affaire réussit à merveille ; les capitaux abondent, et les engagemens sont sollicités comme une faveur.