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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/534

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À partir de novembre 1763 jusqu’au milieu de l’année suivante, les convois se succédèrent assez rapidement. Les lieux choisis pour le débarquement étaient une langue sablonneuse et des îlots à peine déblayés à l’embouchure du Kourou. Une seule habitation, construite anciennement par les jésuites, était réservée comme siège du gouvernement. Quant aux seigneurs, ils trouvèrent pour manoirs féodaux des carbets, c’est-à-dire des cabanes, comme celles que construisent les esclaves, avec des pieux fichés en terre et du branchage pour toiture. Néanmoins, les premiers débarqués purent conserver pendant quelque temps leurs illusions. La noblesse de cette époque ne concevait pas l’existence sans la comédie, les arts, le luxe élégant et la débauche après boire : le gouvernement avait donc eu la touchante sollicitude de faire appel à toutes les professions qui ont pour but le plaisir ; on avait enrôlé des acteurs, des musiciens, et jusqu’à des filles de joie. Les premiers mois s’écoulèrent dans une sorte de fascination. Pendant que le gouverneur Turgot menait joyeuse vie à Paris avec les cent mille livres d’appointemens qu’il s’était fait allouer, l’intendant Chanvalon s’occupait à divertir la colonie naissante. Par ses soins, les marchandises étaient étalées dans des échoppes symétriquement alignées de manière à former galerie ; la foule se pavanait au milieu, les dames en robes traînantes, les gentilshommes en brillans uniformes. Le coup d’œil était galant et magnifique, dit un des témoins oculaires, on se croyait au Palais-Royal : la journée était couronnée, comme à Paris, par les plaisirs du soir, le bal ou l’opéra, le jeu ou l’intrigue ; on vivait bien d’ailleurs, et sans souci du lendemain, avec des comestibles apportés de France. Il y avait à coup sûr quelque chose d’étourdissant dans ce contraste d’une civilisation raffinée avec la majesté sauvage des déserts ; mais la féerie devait bientôt s’évanouir. De nouveaux convois arrivant sans cesse, on commença à souffrir de l’encombrement et à concevoir des doutes sur les moyens de subsistance. Les approvisionnemens, apportés d’Europe à grands frais, s’altéraient rapidement par l’effet de la traversée et sous l’influence du climat. Le commerce particulier offrait peu de ressources : les marchandises, envoyées au hasard par les négocians de la métropole, étaient en grande partie des objets de luxe, sans rapport avec les besoins de la colonie ; on possédait, par exemple, un magasin de patins dans un pays où la glace est inconnue. Bref, au mois de juillet 1764, quatorze à quinze mille personnes étaient entassées sur les plages du Kourou, avec des alimens insuffisans et malsains. De même qu’on avait improvisé une ville, on voulut improviser une récolte. Les seigneurs, dédaignant