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assez mauvais état, mais dont les ornemens en vermeil ciselé étaient d’un beau travail. Les étendards du khalifat, au nombre de dix à douze, formaient dans le coin un grand faisceau ; ses armes, suivant l’usage oriental, étaient accrochées contre la muraille de l’appartement. Les plus curieuses venaient de Constantine, où l’on fabriquait aussi, me dit-on, des selles d’une très grande richesse.

Hadj-Soliman avait chez lui une espèce de petite cour composée d’un vieux médecin et de quelques Turcs, dont l’un avait été grièvement blessé à Navarin et parlait un peu français. Parmi les personnages à turban qui se trouvaient là fumant silencieusement leur pipe, j’avais remarqué une figure à expression sévère et à barbe noire, qui me semblait, si j’ose m’exprimer ainsi, plus orientale que les autres. Quelle fut ma surprise en entendant ce faux Turc, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis une heure, adresser la parole à Lagondie dans le meilleur français du monde ! C’était un officier de nos spahis, que j’aurais reconnu à son dolman garance soutaché de noir, si je n’avais pas été nouveau venu en Afrique. Plusieurs militaires français ont eu pendant quelques années en Algérie la prétention de ressembler à des Arabes ; ils imitaient leurs gestes, leur gravité, leur silence, et prenaient de leur costume tout ce qu’il leur était possible de lui emprunter. On assure que cette mode est un peu passée aujourd’hui.

Hadj-Soliman fit porter mon dessin dans l’appartement de ses femmes, qui envoyèrent dire qu’elles le trouvaient fort ressemblant. Je hasardai à cette occasion quelques paroles de galanterie, mais Lagondie m’avertit de prendre garde, car rien n’est plus désagréable pour un musulman que d’entendre parler des habitantes de son harem. Il ajouta qu’il fallait même, si je voulais être très poli, ne point paraître m’occuper de cet incident.

Le 16, le comte de Damrémont, gouverneur-général, qui était arrivé du camp de Medjez-el-Hammar avec plusieurs officiers, dîna chez le prince, dans la petite cour de la maison du général Trézel, qu’on avait recouverte d’une grande voile de navire. Le temps était mauvais, il faisait du vent. Je me souviens qu’une bougie placée devant le gouverneur s’éteignit trois fois de suite. « Rappelez-vous ce que je vous annonce, me dit mon voisin, le lieutenant-colonel de C…, il lui arrivera malheur dans la campagne. » Cette singulière prophétie ne s’est que trop bien réalisée.

C’était un spectacle bien triste que la vue des pauvres militaires attaqués de la fièvre, qu’on rencontrait dans la ville à chaque pas, appuyés sur un bâton et se traînant avec peine ; ils venaient des camps