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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/633

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Le fait est qu’il y eut plus de vingt hommes jetés sur le carreau en un instant.

Nous poursuivîmes les Kabyles au milieu des masures où ils s’étaient réfugiés ; l’on en tua plusieurs ; le capitaine de Mac-Mahon, aide-de-camp du gouverneur-général, reçut un coup de fusil tiré de si près, que son uniforme et sa chemise en furent brûlés ; heureusement, la balle ne fit qu’effleurer les côtes. Après avoir culbuté et refoulé ces Arabes dans les ravins, il fallut remonter les escarpemens rapides où nous étions descendus, et cela au milieu de nos tirailleurs, parmi lesquels se trouvaient de jeunes soldats qui déchargeaient leurs fusils sans trop savoir sur quoi ; je portais une redingote blanche imperméable par dessus ma pelisse de hussard, et je m’attendais à chaque instant à être pris pour un Arabe et traité comme tel. Cette affaire d’infanterie m’intéressa beaucoup ; j’y fis une remarque générale, c’est que dans ces combats corps à corps le soldat est très grave, très attentif, et loin de s’étourdir par des cris ou une pantomime active, comme je m’y attendais, il tue son ennemi le plus sérieusement du monde. Il est impossible d’ailleurs de mieux mourir que ne meurent les Arabes deux de ces braves sont acculés dans une masure, nous y entrons, Mac-Mahon et moi ; ils tirent sur nous et nous manquent ; mon compagnon donne un coup de pointe de sabre au premier, qui est renversé contre le mur, le second tombe percé de coups de baïonnette ; ces deux malheureux, couchés à terre et rendant le dernier soupir, nous regardaient avec une fierté et un courage admirables. C’était un spectacle triste et noble à la fois.

Je remontais, assez difficilement d’ailleurs, sur ces pentes rapides, pour rejoindre le prince dont je m’étais un peu trop éloigné, quand je fus témoin d’un fait qui a laissé dans ma mémoire une trace douloureuse et ineffaçable. Un pauvre Kabyle blessé à mort était assis à terre, le dos contre un mur en ruines ; des flots de sang s’échappaient d’une large blessure qu’il avait au côté. Plusieurs soldats en passant près de lui, pour l’achever sans doute et par humanité, lui avaient donné des coups de baïonnette. J’accourais pour essayer de sauver ce malheureux au moment où un voltigeur, qui lui avait appuyé son canon de fusil sur la poitrine, allait lâcher la détente. L’Arabe étend le bras alors, et détourne tout doucement l’arme homicide en disant avec un sourire presque bienveillant : Barka, Franzouï, morto ! ce qui, en mauvaise langue franque et par l’expression qu’il y mit, voulait dire : « Merci, Français ; j’en ai assez comme cela ; ne brûlez pas inutilement votre poudre pour m’achever, car je suis mort. » Et en effet une seconde après il expirait.