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vue des affreux effets de la commotion et de la poudre, se précipitèrent sur le haut de la brèche, faisant mine de tout abandonner et de revenir à la batterie. Ce fut un moment bien critique, et si les officiers n’avaient pas réussi à remonter par leur exemple et leurs exhortations le moral des troupes un instant ébranlé, une affreuse catastrophe aurait pu succéder à cette déroute. On se porta de nouveau en avant pour occuper les maisons en ruines et les décombres en arrière de la brèche. La cause de l’explosion ne tarda pas à être connue ; l’ennemi, en se retirant, avait mis le feu à un magasin de batterie situé un peu à droite à l’entrée de la rue du Marché ; c’est ce qui avait produit la détonation, et les effets terribles que nous avions sous les yeux. Le chef de bataillon de Sérigny était écrasé sous les décombres ; de malheureux soldats, noirs comme des nègres, aveuglés par la poudre, venaient à nous les bras ouverts en poussant d’affreux hurlemens, la plupart avaient la figure en lambeaux ; des officiers de mes amis me parlaient sans que je pusse les reconnaître. C’était un spectacle hideux et déchirant. Nous marchions sur les corps des mourans, dont le haut de la brèche était entièrement couvert. Le capitaine de Garderens, l’épaule droite ouverte par une énorme blessure, était assis le dos tourné à la ville, il avait en outre deux autres coups de feu dans le corps ; le colonel de Lamoricière était grièvement blessé ; le commandant Vieux, les capitaines du génie Hackett, Potier, Leblanc, les officiers de zouaves Sanzai, Demoyen, et tant d’autres, étaient tués ou blessés à mort. Au milieu de cette scène d’horreur, oserai-je dire que je fus frappé par l’odeur délicieuse qui s’exhalait des décombres au milieu desquelles nous nous trouvions ? Nos boulets et nos obus étaient, à ce qu’il paraît, venus tomber au milieu d’une suite de boutiques attenant au bazar et qui régnaient derrière la courtine de Bab-el-Gharbia, de sorte que les objets de mercerie, les étoffes, les flacons d’essences bouleversés ou brisés par nos projectiles, répandaient au loin dans l’air les parfums les plus agréables.

Nous ne savions comment nous éloigner de cette maudite brèche ; la seule issue par laquelle nous pussions pénétrer dans l’intérieur de la ville et qu’avait suivie la 1re colonne, était obstruée par les ruines, embarrassée par les cadavres ou par les malheureux brûlés qui se traînaient dans cet étroit passage ; il fallut bien du temps pour le déblayer. En attendant, nous piétinions sans pouvoir faire un pas ; nous cherchions à avancer à droite, à gauche, dans les caves, sur les toits partout nous étions arrêtés, partout nous recevions des coups de fusil. Enfin, les sapeurs du génie parvinrent à élargir quelques trouées, à