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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/700

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bête de proie nourrie et élevée sur la mer. William lui avait dit souvent que tout son désir, quelque bonne capture une fois accomplie, était d’épouser Marguerite, et le nom de la jeune fille, qui se représentait à travers les expéditions, les périls et les plaisirs de ces deux hommes, fatiguait l’oreille de Luff. « Parbleu ! dit-il à son capitaine, vous voilà bien embarrassé. Puisque vous voulez cette fille, mettons-la à bord du brick, et tout sera dit. — Luff, je veux qu’elle soit ma femme. — Votre femme, soit. Il y a des églises en Hollande et partout. »

Les deux hommes s’entendirent pour qu’un rendez-vous fût donné à Marguerite sur les bords de l’Orwell, près de l’embouchure, à côté des derniers chênes de ce grand parc de Wolwerhampton, dont les racines noueuses apparaissent sous le gazon velouté qui leur sert de lit et vont se baigner après de longues sinuosités dans le flux et le reflux de la mer. Le brick à quelque distance, une chaloupe qui devait remonter avec le flux et emporter Marguerite avec le reflux, tout fut préparé par les deux contrebandiers ; et Luff se présentant au prieuré d’Alneshbourne comme un matelot hollandais, parlant patois afin de mieux tromper la servante, la prévint que son fiancé, qui n’avait que deux heures à passer à terre, l’attendait au lieu indiqué. Il était cinq heures du soir. Il y avait huit mois que Marguerite n’avait entendu parler de William ; on peut imaginer sa joie.

John Luff tombait au milieu de l’une de ces vieilles coutumes saxonnes qui se maintiennent obstinément dans cette partie de l’Angleterre. Tels sont l’yule-log, ou bûche de Noël, sur laquelle les antiquaires disputent encore, et l’harvest-home, dernier jour de la moisson, dont le nom même remonte à plus de mille ans. L’harvest-home, dont on s’occupait au moment que je signale, est accompagné, dans ces parages, du hallow-largess, qui appartient exclusivement aux provinces du midi de l’Angleterre, et offre un mélange singulier de deux souvenirs du moyen-âge ; le cri chevaleresque largesse ! s’y joint à la clameur joyeuse du hallow des Saxons. John Barry assistait au repas, et, au milieu de la gaieté rustique que les brocs d’ale entretenaient, son amour secret pour Marguerite était l’objet de plaisanteries qui blessèrent cette ame délicate. Il se hâta donc de fuir pour aller se coucher chez son père, pendant que Marguerite, le cœur palpitant et tout embarrassée de trouver un prétexte ou une occasion de sortie, plaçait sur sa tête à la hâte le petit chapeau de paille, et sur ses épaules le petit châle rouge, sans lesquels la plus humble fille d’Angleterre ne se croirait pas respectable.