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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/701

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C’était le 29 septembre 1792, car M. Cobbold, dont la famille a eu de grands rapports avec les Catchpole, a soin de marquer les dates avec la minutie d’un historiographe ; la lune commençait à paraître à travers les chênes du prieuré, et les paysans continuaient leur harvest-home à grands renforts de chansons et de rasades, lorsque deux hommes, dirigeant une petite barque à voile latine, remontaient l’Orwell avec la marée montante en s’encourageant mutuellement. Ils côtoyaient le rivage et semblaient se cacher, pendant qu’une embarcation étrange, plate, oblongue, et plus semblable à une boîte ou à un cercueil qu’à un bateau, les suivait à la piste. Elle était surmontée d’une draperie flottante et de couleurs variées, et conduite par un être bizarre que certes aucun romancier n’eût fait éclore de son cerveau, et dont presque tous les ports de mer possèdent l’analogue en Angleterre. C’était un vieillard à peu près idiot, qui vivait sur l’Orwell dans une vieille barque trouée et rapiécée, ornée d’une voile de toutes couleurs. Son grand bonnet pointu, fait d’un manchon usé de vieille femme, sa longue perche, au moyen de laquelle il dirigeait sa pauvre embarcation chancelante, et les fragmens de calicot rouge, de velours vert et de soie fanée qui formaient sa voile d’arlequin, le signalaient moins encore à la risée des petits enfans et à l’étonnement du peuple que les amulettes innombrables dont sa personne était surchargée. On le nommait Robinson, et peu s’en fallait qu’on ne le prît pour un sorcier de la mer. Il passait sa vie à recueillir des crabes et de petits poissons qu’il vendait ; ce n’était pas sans une sorte de terreur superstitieuse que la population des côtes regardait ce pauvre vieillard. Il semblait épier la direction du bateau et les actions des deux hommes qui le montaient, auxquels il adressait de temps à autre des paroles incohérentes.

Dans ce même moment, le mélancolique et doux Jean Barry, le Céladon du village, passait tristement la planche jetée sur le vieux fossé du prieuré, et Marguerite, dont le cœur battait fort, descendait vers la mer, sur laquelle une ligne rouge signalait à l’horizon le départ du soleil. Son entrevue avec William fut longue et passionnée, très longue surtout au sentiment de Jean Luff, couché dans la barque et immobile, selon les ordres du capitaine, en attendant le coup de sifflet qui devait préluder à l’enlèvement. L’échancrure circulaire que forme la mer sur ce rivage, bordée d’un sable fin régulièrement accumulé par le reflux, et couronnée d’un épais diadème de chênes noirs et touffus, donnait un intérêt nouveau et une couleur toute romanesque à la situation de ces trois embarcations diverses : le brick, qui en occupait