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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/717

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à l’évolution nécessaire. On vit peu à peu les représentations de la passion, de la fuite de la Vierge et de la naissance du Sauveur, qui avaient lieu dans les églises, se remplir de personnages profanes ; c’était entrer dans le sens des populations chrétiennes que de permettre à Barrabas, à Marie-Madeleine, au Juif errant, cordonnier de son état, et même à l’ânesse de Balaam, de se montrer à l’église.

L’école entière du XVIIIe siècle, Robertson, Voltaire, sans compter les controversistes protestans, ont grossièrement erré quand les paroles naïves et les attitudes burlesques de ces personnages leur ont offert une profanation des choses sacrées ; ils n’ont pas compris cette tentative sérieuse, pardonnable ou non, pour atteindre la réalité de l’esprit et de l’art chrétiens, en montrant les choses humaines, triviales et sublimes, gravitant autour du trône de Dieu. Dulaure a grand tort de faire tant de bruit à propos de la fête de l’âne et de son cantique chanté dans la cathédrale de Rouen :

Eh ! sire âne ! eh chantez !
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez, etc.


Il ne sait pas qu’il parle d’un vrai vaudeville, d’une farce dramatique et ecclésiastique, et que cet âne était l’ânesse de Balaam. Dans cette représentation bouffone, telle que Ducange l’a décrite d’après une vieille rubrique, on voyait paraître Virgile couronné de lauriers, Nabuchodonosor dans sa pompe avant de manger du foin, Balaam chevauchant sur cette monture (Balaam ornatus, sedens super asinam (hinc festo nomen) habens calcaria, retineat lora[1], etc.), et une multitude de comparses dont les groupes divers symbolisaient les temps anciens et les temps modernes. La fournaise s’allumait au milieu de la nef, le farouche tyran livrait à ses bourreaux les trois victimes que l’on précipitait dans les flammes. Cette partie de la représentation semblerait avoir dû absorber l’attention populaire ; pas du tout : l’ânesse était le personnage préféré ; ce fut elle qui donna son nom à la fête, les autres acteurs s’éclipsèrent devant elle. De là cette obstination de la plupart des écrivains modernes, et ce lieu commun anecdotique, répété cent fois par les gens frivoles, que le clergé catholique institua au moyen-âge une fête ridicule dont l’âne était le héros.

Les érudits ne s’accordent pas sur la date exacte de ces représentations, où l’ânesse avait tant de succès ; Warton[2] en cite une du

  1. Ducange. Glossar. voce asinus.
  2. History of Poetry, in-4o, t. II, p. 365.