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on peut s’attendre à des salves d’artillerie, à des vivats frénétiques, à des illuminations et surtout à de solennelles harangues. Au fait, pourquoi M. Liszt se refuserait-il le plaisir, si fort de son goût, de haranguer la multitude ? Pourquoi l’honorable pianiste, en attendant que la statue s’y dresse, n’essaierait-il pas le piédestal ? À ce compte, la partie oratoire ne saurait planquer. Au discours humanitaire prononcé dernièrement par M. Liszt au château de Saint-Point, il fallait un pendant, le monde attendait : qu’il se rassure, les harangues ne feront pas défaut ; et comme cette fois le récipiendaire, en sa qualité de mort, ne risque pas d’interrompre l’éloquent chancelier de la fête, tout porte à croire que nous aurons un document complet que les télégraphes s’empresseront de nous transmettre, car il est bien convenu qu’aux temps où nous vivons le don des langues accompagne infailliblement celui des doigts. Puis, après tant d’homélies et de dissertations, on ira se prélasser, le verre en main, dans l’îlot de Nonnenwerth, transformé pour la circonstance en joyeuse guinguette, où des flots de vin couleront nuit et jour aux frais de l’illustre pianiste. Qui pourrait dire combien de toasts philosophiques seront portés à tous les dieux de l’art, à commencer et à finir par Beethoven ? On sablera le Rudesheimer, le Markobrunnen et le Geisenheimer à grand orchestre : trombones, clarinettes et bassons boivent sec, comme chacun sait ; aussi frémissons-nous en songeant à la quantité de tonnes qui se consommeront en ces galas opimes et dignes de Pantagruel. Mais pourquoi frémir ? cela ne regarde-t-il pas M. Liszt, ou plutôt l’intendant de ses domaines ?

Vous connaissez Nonnenwerth, petit îlot situé entre Bonn et Oberwinter, et tout juste assez large pour contenir un vieux cloître devenu la propriété du célèbre pianiste. Là vint se retirer et mourir la blonde et sensible Hildegonde, fille de l’un des plus puissans barons du Rhin. — Hildegonde aime Roland, et, tandis que le chevaleresque neveu de Charlemagne guerroie en Palestine, le bruit se répand qu’il est mort ; aussitôt sa fidèle fiancée abandonne le manoir paternel, se réfugie à Nonnenwerth et prend le voile. Cependant la nouvelle était fausse ; le paladin, à peine guéri des sanglantes blessures qui ont fait croire à son trépas, revient de terre-sainte, et lorsqu’il aborde enfin au château du baron : « Vous arrivez trop tard, lui répond le père d’Hildegonde, ma fille s’est unie au Christ. » - Sur la rive droite du Rhin, juste vis-à-vis de Nonnenwerth, s’élève un pic aride et nu (aujourd’hui le Rolandseck) ; l’amant infortuné s’y construit une hutte ; de là son regard plongera nuit et jour dans la cellule où gémit sa pauvre bien-aimée, de là son oreille entendra le son des cloches appelant le cloître à la prière, et distinguera même pendant l’office divin la voix ineffable d’Hildegonde s’élevant vers le ciel sur des nuages d’encens. Un matin, le neveu de Charlemagne, s’éveillant à son ordinaire les yeux braqués sur Nonnenwerth, aperçoit dans le cimetière de la communauté une fosse fraîchement creusée ; à cette vue, un affreux pressentiment s’empare de lui ; haletant, éperdu, il descend la montagne, traverse le Rhin, heurte à la porte du sanctuaire que pour la première fois de sa vie il se décide à profaner, et la première sœur qu’il interroge lui apprend que la