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vierge qu’on ensevelit est Hildegonde. Le lendemain, on aperçut au pic du Rolandseck un cadavre adossé contre la hutte, et dont la paupière immobile était encore fixée sur Nonnenwerth. — Quand Schiller rimait cette légende et donnait, sous le nom du Chevalier de Toggenburg, la vie littéraire à la tradition naïve du vieux temps, le grand poète d’Iéna ne se doutait guère qu’avant trente ans un pianiste compterait cette pièce au nombre des archives de son manoir. Pourquoi M. Liszt ne met-il point la ballade de Schiller en musique ? Lui qui aime tant à fraterniser avec les philosophes et les poètes trouverait là, ce semble, une occasion toute naturelle de s’approprier définitivement un morceau que la littérature allemande pourrait bien encore vouloir réclamer.

En attendant, Nonnenwerth s’approvisionne de vieux vins et de comestibles pour festoyer dignement Beethoven ; invitera-t-on la statue au gala, comme dans le Festin de Pierre ? C’est pour le coup que le bonhomme Bertram, s’il parcourait les salles du monastère antique, pourrait se livrer tout à son aise à son goût du monologue, et dans un plain-chant funéraire reprocher au pianiste hospitalier d’avoir,

Où régnait la vertu fait régner le plaisir !

Que vont dire les saintes sépultures du cloître à ces accens bachiques renouvelés du Comte Ory ? Que dira surtout l’ombre d’Hildegonde, s’il est vrai qu’elle habite encore ce séjour, ainsi que l’affirment certains touristes qui descendaient le Rhin il y a quatre ans, lesquels prétendent l’avoir vue assise, au clair de lune, à sa fenêtre, ses longs yeux bleus noyés de pleurs et sa main amaigrie perdue dans les touffes de ses cheveux blonds ? Heureusement, il faut l’espérer, saint Beethoven interviendra, sans quoi le feu du ciel n’aurait qu’à tomber sur le monastère profané.

N’importe, un grand homme de plus aura sa statue, et cette consécration populaire donnée à l’immortel auteur des symphonies vaut bien qu’on se montre indulgent à l’endroit d’une foule de menus détails d’un parfait ridicule. Encore une fois, oublions les prêtres pour le dieu, et, laissant de côté toutes ces vanités puériles qui bourdonnent autour du monument, ne songeons à voir dans ces fêtes si bruyamment carillonnées qu’un solennel hommage rendu à la mémoire de Beethoven. N’admirez-vous point la banalité des temps où nous vivons, et combien c’est une chose facile pour certains esprits, qu’une soif insatiable de notoriété consume, d’occuper l’univers d’eux-mêmes, alors qu’ils semblent le plus se dévouer à la gloire d’autrui ? C’est merveille de quel ton dégagé on en use désormais avec la publicité. Aujourd’hui que nous n’avons plus Pégase, la réclame nous tient lieu du coursier du Pinde. On l’enfourche, et pique des deux ! Au fait, pourquoi n’en userions-nous pas de la sorte ? Puisqu’il est convenu qu’aujourd’hui la publicité est à qui veut la prendre, une fois qu’on la tient, le mieux n’est-il pas de la mener bon train et d’entrer chez la courtisane botté, éperonné, le fouet en main, en petit Louis XIV qu’on est ou qu’on croit être ?