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monde civilisé peuvent se montrer très rigoureux sur le respect des droits et des prérogatives de la diplomatie. Il est difficile de faire respecter le droit des gens par ceux qui ne le comprennent pas.

L’Europe, comme le Nouveau-Monde, renferme aussi ses germes d’anarchie et de discordes civiles. Une grande fermentation continue de régner en Suisse. Les partis, plus marqués depuis l’assassinat de M. Leu, semblent prêts à en venir aux mains. On s’attend à une crise sanglante. La décision de la diète sur la question des jésuites de Lucerne était connue d’avance ; elle n’a pu changer par conséquent les dispositions des esprits. Huit états et deux demi ont voté pour l’ordre du jour ; dix états et deux demi ont demandé l’expulsion des jésuites de la Suisse entière. D’après la constitution, il eût fallu douze voix pour former la majorité. Ainsi, rien n’est résolu, et la question est ajournée à la session prochaine. S’il y avait en Suisse un parti modéré, capable d’intervenir entre les partis extrêmes, et de les dominer par l’ascendant de la raison, ce moment de répit suffirait pour prévenir l’effusion du sang. D’ici à la prochaine réunion de la diète, on aurait tout le temps nécessaire pour trouver un moyen de transaction et pour en assurer le succès ; mais le fanatisme et les passions révolutionnaires l’emportent. La Suisse n’est plus un pays où il soit possible de discuter régulièrement ; c’est un champ de bataille où les deux armées sont face à face et s’observent en silence avant de combattre. Il serait bien difficile, aujourd’hui, de reconnaître et de préciser le véritable caractère de la lutte qui se prépare. Est-ce une guerre religieuse, est-ce une guerre politique ? Va-t-on combattre pour ou contre les jésuites, pour ou contre le gouvernement fédéral, opposé à un plan de république unitaire ? Il est probable que beaucoup de gens en Suisse ne le savent pas eux-mêmes. La vérité est que le caractère dominant de la lutte ne s’aperçoit pas encore ; plusieurs causes, d’une égale puissance, agissent à la fois sur les esprits, et rendent d’autant plus incertain le dénouement de la crise. Ainsi, tel canton est animé par le fanatisme religieux ; tel autre veut une réforme politique. Celui-ci ne veut pas des jésuites, mais ne veut pas non plus que la constitution soit changée ; celui-là ne porte dans son cœur que des sentimens de vengeance, inspirés par la défaite des corps francs, ou un instinct de fureur guerrière qu’excite le souvenir de la bravoure de ses aïeux. À ces motifs, il s’enjoint un autre : c’est l’hostilité de race ou de canton, qui n’a pu s’éteindre complètement à travers les âges, et qui se ranime aujourd’hui sur quelques points plus vive que jamais, comme pour redoubler l’acharnement de ce terrible conflit. Toutefois, au milieu de cette confusion, deux points fixent particulièrement l’attention : ce sont les cantons de Berne et de Lucerne. Berne est le foyer de l’insurrection contre les jésuites, contre le gouvernement fédéral, contre les vainqueurs des corps francs ; Lucerne organise de puissans moyens de défense pour protéger la constitution et les jésuites. Si le sang coule, chacun des deux partis en supportera la responsabilité, car l’un est aussi coupable que l’autre, et nous ne voyons pas pourquoi on s’efforcerait d’établir entre eux des distinctions afin de justifier