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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/772

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du cardinal de Retz, du grand coadjuteur en personne. M. Cousin nous introduit dans sa solitude de Commercy, et rien n’est assurément plus inattendu et plus piquant que d’y trouver le vieux cardinal se plaisant à engager des controverses animées entre de fidèles cartésiens et le bénédictin Desgabets qui prétendait mettre Descartes à l’alambic, résumant de sa main les argumens divers, et ranimant, pour défendre Descartes, les restes de ce feu d’esprit et de cette activité jadis redoutés de Mazarin et de l’autorité royale. Dans ces luttes nouvelles pour lui, et qui lui étaient peut-être comme un agréable ressouvenir des orageux combats de la Fronde, le cardinal, refroidi par l’âge et assagi par l’expérience, se prononce pour les opinions moyennes. Par un curieux contraste, ce remuant esprit, qui avait toujours été pour la guerre en politique, choisit en philosophie le rôle de pacificateur.

Envisageons maintenant le cartésianisme par des côtés plus sérieux. Nous venons de voir sa rapide propagation, ses triomphes ; l’heure des revers va bientôt sonner : le plus mortel ennemi de la nouvelle doctrine est caché dans son propre sein. Avant même que Spinoza n’eût paru, diverses conséquences du cartésianisme avaient été pressenties par ses adversaires et immédiatement tournées contre lui. Déjà Pascal s’était plaint en termes piquans et amers que Descartes, dans l’explication de la nature, prétendît se passer de Dieu, lui accordant toutefois, ajoutait-il, une chiquenaude pour donner au monde le premier mouvement. Cette accusation était encore bien vague. M. Cousin nous apprend que vers la même époque, en 1673, cinq ans avant la publication de la fameuse Ethica, on commençait à dire que la théorie cartésienne de l’étendue conduisait à un monde infini, par conséquent nécessaire, et finalement à une sorte d’identification de la nature et de Dieu. Qui a recueilli cette grave accusation ? Ce n’est pas un philosophe, c’est un homme du monde, un M. de la Clauzure, du reste parfaitement inconnu. Le fait n’en est peut-être que plus remarquable. Mais aussitôt que l'Ethica se répandit en France, ce qui n’était qu’un vague soupçon devint pour les adversaires de la nouvelle philosophie un trait de lumière ; la terrible accusation de spinozisme s’éleva contre tous les cartésiens : elle ne fut point épargnée au pieux Malebranche dont elle troubla la vieillesse, et Leibnitz lui-même autorisa, sans le vouloir sans doute, ces insinuations si souvent arbitraires et odieuses en écrivant à l’abbé Nicaise ce mot tant répété et tant envenimé : « Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes. » C’est sur ce point capital de l’histoire du cartésianisme que le livre de M. Cousin nous fournit le plus de lumières. Sans traiter lui-même la question ex professo, et en évitant de se produire sur le premier plan, M. Cousin touche cependant d’une main non moins ferme que discrète aux côtés les plus délicats du problème, et il met le lecteur intelligent sur la voie d’une équitable et complète solution.

Quiconque y voudra parvenir ne saurait trop méditer deux illustres correspondances que nous donne M. Cousin, l’une entièrement inédite, de Malebranche avec Leibnitz ; l’autre déjà publiée, mais qui paraît ici pour la première